Philippe De Jonckheere

(1964 - 2064)

  • J-152 : Je me demande si Guy - mon ordinateur s’appelle Guy - ne vieillit pas un peu, ou peut-être est-ce moi, je suis allé trop vite, je n’ai pas fait attention, que sais-je ?, Guy m’a posé une question, j’ai répondu sans réfléchir, sans y penser, j’ai été dépassé, je ne me suis pas rendu compte et j’ai continué de travailler, sans me rendre compte qu’en fait, j’avais potentiellement demandé à Guy de scier la branche sur laquelle j’étais assis. Et Guy a sans doute fait ce que je lui avais demandé de faire. Bref ce matin, parmi mes disques durs externes - une demi-douzaine tout de même - le disque dur qui porte le nom d’immense_disque ne contenait presque plus de données, juste trois petits fichiers images qui j’avais rangés à la va vite à la racine la dernière fois que je suis allé à Autun, notamment le scan d’une petite peinture de Martin à même une de mes photographies. Et la chose était incompréhensible parce que Guy par ailleurs avait l’air de penser que des quatre téraoctets d’immense_disque il n’en restait plus qu’un qui fut disponible.

    J’interrogeais Guy en tous sens usant de mille subterfuges pour lui soutirer des informations, j’avais bien compris que lorsque je double cliquais sur immense_disque , Guy ne retrouvait pas autre chose que les trois fichiers déjà cités, aussi je tentais de biaiser en appelant des fichiers récents depuis différentes applications mais alors les réponses n’étaient pas rassurantes qui me disaient que non, décidément non, ces fichiers, les plus récents donc, n’étaient pas disponibles, ils avaient disparu, j’ai tenté d’accéder aux fichiers de mon site internet, de mes sites internet, depuis l’interface de compositions de pages html, rien à faire, depuis le logiciel de transferts de fichiers rien non plus : je n’avais manifestement plus accès à tout ce que j’avais pu produire de fichiers depuis presque deux ans et je savais que je n’étais pas particulièrement à jour de mes sauvegardes.

    Oui, je sais c’est assez mal. Le problème étant que je ne parviens plus à suivre depuis que je me suis mis à faire de la vidéo d’une part mais surtout du film d’animation, deux activités qui tout d’un coup se sont mises non seulement à remplir mes disques durs d’une façon quasi exponentielle et aussi à les remplir parfois de tout un tas de fichiers dont je ne sais jamais bien à quoi ils correspondent, apparemment des fichiers de travail des logiciels de fabrication de séquences animées et de montage. Bref j’ai graduellement perdu le contrôle de ma petite entreprise : il y a deux ans, je devais consommer un téraoctet de nouvelles données par an, je ne suis désormais pas loin de quatre par an, ce qui d’ailleurs me fait m’interroger sur la pertinence d’un projet que je suis en train de caresser, un projet d’un long métrage réalisé uniquement avec des photographies (animations, time lapse , séquenceurs etc…)

    Mais je n’en suis pas là, puisque pour le moment j’ai potentiellement perdu trois téraoctets de données. Ce qui me donne un peu le vertige tout de même.

    La perte des données est un événement physiquement déstabilisant.

    Ce n’est pas une blague en fait. J’ai tenté de réagir avec calme. Je me suis dit dans un premier temps que j’étais trop ému, oui, ému, pour avoir la moindre réaction intelligente, or il est primordial de réagir avec calme et intelligence si je veux avoir la moindre chance de revoir ces données, certaines au moins. J’ai voulu éteindre l’ordinateur, juste avant que je me dise que déjà ce n’était pas forcément une bonne idée, pour le moment Guy pensait encore que immense_disque contenait des données, il n’était pas exclu qu’un reboot lui fasse voir les choses différemment, il allait falloir agir avec prudence. Et tel les personnages de 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, je suis remonté du garage et à l’abri de Guy je me suis fait un café pour réfléchir à la façon dont j’allais procéder avec lui.

    J’ai fait tomber la cafetière en la dévissant ce qui a eu pour effet de voiler son couvercle, certes pas au-delà du réparable, mais j’ai pu constater qu’au moment où le café percole, le sifflement ne produit plus tout à fait la même note. J’ai vu que mes mains tremblaient. Je me suis dit du calme.

    J’ai tenté de me raisonner. Je me suis dit, il y a deux solutions. Je vais trouver le moyen de retrouver ces données, apparemment Guy a l’air de penser qu’il y a des données, et pas qu’un peu, trois téraoctets tout de même, sur immense_disque . Et la deuxième solution c’est que les données aient été effectivement formatées, écrasées, que ce soient des ex-données et de me poser la question, est-ce que c’est si grave ?

    Ben oui, quand même un peu, me suis-je dit. Par exemple, c’est la première chose à laquelle j’ai pensé, les photographies prises au concert du Surnatural Orchestra samedi dernier, dans le lot il y en avait quand même quelques-unes qui valaient sans doute la peine d’être gardées, et puis Hanno allait être déçu, et avec lui les autres membres de la fanfare. Oui, pour cela, c’était embâtant. Mais est-ce que l’essentiel n’était pas sauvegardé, d’une façon ou d’une autre, par exemple ma façon de tout envoyer en ligne au fur et à mesure que je construis les pages html du Désordre faisait que pour ce qui était du travail sur le site, j’étais paré. Pour mes textes, comme je passais mon temps à en envoyer des versions notamment pour corrections à Sarah ou Julien, ce serait facile de retrouver de tels fichiers et je venais, au début de la semaine d’envoyer un fichier qui portait le nom éloquent de fuite_en_egypte_fichier_definitif.rtf à mon éditeur - j’aime bien dire mon éditeur . Finalement là où c’était le plus ennuyeux - quand je me parle à moi-même, quand je raisonne, je ne dis pas ennuyeux, j’ai plutôt tendance à penser et dire emmerdant et chiant, mais ennuyeux me plait à l’écrit, la contraction de l’ennui et des yeux sans doute - c’était pour les images en haute définition, sachant que par ailleurs une bonne partie de mon travail de photographe se trouve sur le site du Désordre , certes pas dans des définitions d’origine, donc ne permettant pas, entre autres choses, l’impression, mais je dois me poser sincèrement la question, en dehors de quelques images que je fais tirer de temps en temps pour faire des cadeaux la plupart du temps, est-ce que j’imprime quoi que ce soit ? Non.

    Et c’est curieux parce que buvant mon café en regardant pas la fenêtre en pensant à tout cela, je me suis calmé, j’ai senti comme l’oppression que j’avais d’abord sentie à la découverte que peut-être j’avais perdu toutes mes données des deux dernières années au pire était en train de refluer et nettement plus calme, je me suis de nouveau assis devant Guy et je lui ai demandé, sans hargne, sans nervosité quelles étaient les solutions qu’il proposait. Je me suis souvenu que j’avais un jour téléchargé un logiciel qui permettait de récupérer des données écrasées, mais je ne trouvais plus trace de ce logiciel puisque ma logithèque était contenue sur immense_disque , du coup j’ai téléchargé un autre logiciel qui cependant ne m’a pas beaucoup rassuré parce que ce logiciel dont c’est pourtant le métier avait l’air de penser au contraire de Guy que mon disque dur était quasiment vierge. Guy m’a proposé de faire un scan du disque dur avec tentatives de récupération de secteurs défectueux, tout en me précisant que selon la taille des unités sur lesquelles il pouvait produire de telles tâches cela risquait de prendre un peu de temps tout de même, j’ai brièvement estimé que pour scanner et récupérer trois téraoctets de données, cela risquait effectivement de prendre quelques heures, voire quelques jours.

    Je me suis dit qu’après tout c’était le moment ou jamais de tenter cette opération, quand bien même elle serait chronophage, et que monopolisant les ressources de Guy cela me contraindrait à trouver autre chose à faire de mes dix doigts que de l’html, comme par exemple de ranger un peu cette maison, de réparer les deux ou trois choses qui ne fonctionnaient plus, en quelque sorte d’étendre la réparation, et même, que si cela se trouvait, si Guy finissait par me dire non, décidément, non il ne retrouvait pas mes données, celles que nous avions produites ensemble, si j’apprenais la chose alors que j’avais remis de l’ordre dans mes papiers, réparé le tiroir de la cuisine et l’interrupteur de la lampe de chevet de Nathan, que j’avais avec moi la conscience du type qui s’est acquitté de ces tâches du quotidien, la mauvaise nouvelle serait plus facile à accueillir, j’ai donc lancé la recherche et la réparation des secteurs défectueux d’immense_disque et je suis remonté du garage avec la volonté d’en découdre avec la machine à coudre. Et c’était étonnant de voir comment des tâches que j’avais remises au lendemain depuis des lustres tombaient avec une facilité déconcertante, en une petite demi-heure, un café et l’écoute d’un vieux vinyle j’avais remis de l’ordre dans mes papiers en cours, en une demi-heure, un autre café et la face B du même vinyle, j’avais expédié la réparation du tiroir de la cuisine, je montais dans la chambre de Nathan, constatais que je ne pourrais pas réparer sans couper l’électricité pour ne pas courir le risque d’une électrocution, je suis donc descendu dans le garage et j’étais sur le point de commuter le disjoncteur quand j’ai vu s’inscrire sur l’écran que Guy venait de terminer le premier pourcent de la vaste tâche de récupération de mes données, je me suis dit que c’était encourageant et au moment d’appuyer sur le bouton, je me suis soudainent souvenu, ce que je peux être distrait des fois, que Guy avait besoin de l’alimentation électrique pour travailler. Un peu plus et je perdais tout pour de bon je crois.

    Depuis ce matin onze heures, Guy a scanné entre 6 et 7 pourcents d’immense_disque, en revanche pour ménager le suspense il refuse, pour le moment, d’indiquer qu’il récupère quoi ce soit et m’interdit l’accès au disque dur immense_disque .

    Si cela se trouve, il fait tout cela pour rien. Et j’ai vraiment perdu toutes mes données. Ou pas. Ou il n’aura pas avec cette manipulation retrouvé mes données, nos données, mais je pourrais chercher encore une autre méthode.

    Le soir, avant de remonter, avant d’éteindre les lumières du garage, j’ai souhaité bon courage à Guy.

    N’empêche je dois avoir sacrément vieilli pour avoir réagi avec un tel calme, ce n’est sans doute pas un mal, rester calme, en revanche je me méfie du prix à payer pour une telle sérénité, vieillir.

    Exercice #44 de Henry Carroll : Créez un récit fort en une photographie

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