• Lumières versus #transhumanisme

    « Le transhumanisme, c’est le post-modernisme en action »
    PMO (Groupe Pièce et Main d’Œuvre – Grenoble)

    Dans un précédent numéro d’@Anarchosyndicalisme ! (n°150) nous avions tenté de présenter le transhumanisme et ses chimères (http://www.cntaittoulouse.lautre.net/spip.php?article824). Nous avions rappelé comment, sous couvert d’améliorations thérapeutiques, sa propagande parvient à rallier un nombre important de scientifiques et d’universitaires dont les recherches dans les domaines des NBIC (nano, biotechnologie, informatique et sciences cognitives) bénéficient de financements colossaux de la part de sociétés comme Google et consort. Nous nous étions attachés à montrer comment cet « humain amélioré », dit post-humain, ce cyborg dont rêvent les transhumanistes, côtoierait, dans une société cauchemardesque, ceux qui n’auraient pas pu ou voulu s’améliorer, les « chimpanzés du futur », restés tout simplement au stade naturel de leur humanité. Ils se verraient donc dominés par une caste de surhumains à l’intelligence décuplée (par des implants cérébraux directement reliés à des ordinateurs) à la longévité et à la force prodigieuse.

    Nous souhaitons approfondir cette première réflexion en nous attelant à la tâche ardue de rendre compte de l’ouvrage remarquable de Nicolas Le Dévédec, « La Société de l’amélioration : la perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme » (2015, éditions Liber), dont l’ambition est de comprendre comment s’est opéré un renversement complet de l’idéal humaniste des #Lumières, comment l’amélioration de l’être humain dans et par la société a fait place à une conception adaptative et modificatrice de l’identité humaine. Ce lent basculement de l’idée de progrès de la sphère politique à la seule sphère technoscientifique (basculement qui culmine avec le transhumanisme) ne s’est pas fait en un jour. Il est intéressant de suivre l’histoire des idées, d’interroger l’évolution de l’idée de progrès, de suivre sa dépolitisation, sa désocialisation, au profit de l’amélioration modificative des individus. Il tente d’établir une généalogie du transhumanisme.

    Pour des raisons aisément compréhensibles, nous ne ferons qu’une modeste « visite guidée » , forcément abrégée, donc réductrice. Nous renvoyons les lecteurs qui souhaitent une approche plus détaillée, à l’ouvrage de Le Dévédec.

    En ces temps de confusion et d’ « inversions malignes » , il n’est pas inintéressant de suivre ce processus de basculement de l’idée-phare de progrès : ce phénomène d’altération ou de renversement de sens des concepts, des idées est finalement si répandu qu’il caractérise assez bien notre temps.

    Il faut remonter à l’antiquité grecque pour trouver la première tentative de caractérisation de l’humain comme être autonome, s’inventant et donc s’améliorant lui même : c’est le fameux mythe de Prométhée, rappelé par Platon dans le Protagoras. Epiméthée, chargé par les dieux de dispenser à toutes les espèces leurs qualités propres, a oublié dans sa distribution les humains qui se trouvent dépourvus de tout. Afin de réparer cette bévue, son frère, Prométhée, décide de dérober le feu aux dieux, symbole de la technique et de la culture…

    A peine ébauchée, cette « autonomie humaine » sera bientôt balayée par le monde médiéval et l’institution du christianisme. Pour le christianisme et ses théologiens (saint Augustin entre autres) l’amélioration ne peut venir que de l’obéissance aux commandements divins ; le véritable salut n’intervenant que dans l’au-delà. L’homme, marqué par le sceau infamant du pêché originel ne peut que tenter de s’améliorer sans jamais y parvenir, dieu seul incarnant la perfection. Chacun chemine donc ainsi vers son salut individuel dans une société ultra-hiérarchisée, immuable, conforme en tous points à la « volonté divine » .

    La Renaissance marque la fin de cette époque de soumission et l’humanisme, en faisant de l’homme la « mesure de toute chose » renoue avec l’antiquité grecque tout en annonçant l’arrivée des Lumières.

    C’est Jean-Jacques Rousseau , qui emploie le premier, en 1755, le terme de perfectibilité dans son « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » . Cette spécificité qui permet à l’homme, contrairement aux animaux, d’améliorer sa condition, Rousseau en perçoit toute l’ambivalence.

    « Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté [la perfectibilité] distinctive et presque illimitée est la source de tous les malheurs de l’homme, que c’est elle qui le tire à force de temps de cette condition originelle dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature ».

    La perception de cette ambivalence de la perfectibilité et l’anticipation du mésusage qui pouvait être fait du progrès, ont valu à Rousseau d’être poussé par ses détracteurs dans le camps des « primitivistes » et des nostalgiques d’un âge d’or, ce qui n’est absolument pas son propos.

    Rousseau n’envisage l’amélioration que dans et par la société et défend avec force le principe « d’auto-institution » explicite de la société (pour reprendre les termes de Castoriadis).

    On peut considérer que c’est avec Condorcet, autre penseur majeur des Lumières, que s’amorce un premier glissement du progrès vers la sphère technoscientifique. Théoricien de la « mathématique sociale » , il considère que la raison et la science doivent apporter l’amélioration rationnelle dont la société a besoin. Il affirme avec force sa foi en un progrès indéfini :

    « La perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie ; les progrès de cette perfectibilité désormais indépendante de toute puissance qui voudrait les arrêter, n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés ».

    Dans son « Esquisse d’un tableau historique du progrès de l’esprit humain » , il en vient même, emporté par son enthousiasme, à envisager la fin de la mort :

    « Serait-il absurde, maintenant, de supposer que ce perfectionnement de l’espèce humaine doit être regardé comme susceptible d’un progrès indéfini, qu’il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l’effet ou d’accidents extraordinaires ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable » .

    Deux siècles plus tard, les transhumanistes utiliseront cette proposition pour établir une filiation que Condorcet aurait très certainement rejetée, la société harmonieuse dont il rêvait n’ayant aucun point commun avec la cité cauchemardesque des transhumanistes.

    Autant les penseurs des Lumières conçoivent le progrès comme l’instrument de la volonté émancipatrice des hommes, autant leurs successeurs du XIXe siècle vont envisager le progrès comme une force extérieure à laquelle il est nécessaire de se soumettre.

    Auguste Comte, le fondateur du positivisme, va s’ingénier à dénoncer la conception humaniste des Lumières : pour lui, les hommes ne sont pas maîtres de leur destin social et historique, le progrès s’impose comme une loi naturelle à laquelle ils sont contraints d’obéir :

    « En général, quand l’homme paraît exercer une grande action, ce n’est point par ses propres forces qui sont extrêmement petites. Ce sont toujours des forces extérieures qui agissent pour lui, d’après des lois sur lesquelles il ne peut rien. »

    La société que propose Auguste Comte se révèle autoritaire et dogmatique ; la direction en serait confiée à des savants et à des industriels auxquels tous devraient obéissance, et, grâce à la science et à la technique, l’humanité accèderait véritablement au bonheur, état final de perfection vers lequel l’humanité tend inéluctablement.

    La conception marxiste de « la nécessité de fer du progrès » (1) s’inscrit en droite ligne dans la succession du positivisme de Comte et du déterminisme qui le sous-tend. Si l’on peut considérer que le jeune Marx se trouve encore en partie dans la continuation de la conception volontariste de l’amélioration sociale promue par les Lumières, le Marx de la maturité, tout à son obsession d’établir des lois incontestables de l’évolution des sociétés grâce à son « matérialisme scientifique » , rejoint le camp des déterministes scientistes qui font peu de cas de la liberté humaine :

    « Qu’est-ce que la société quelle que soit sa forme ? Le produit de l’action réciproque des hommes ? Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. » (2)

    Le progrès version marxiste ne résulte donc pas d’un choix délibéré des humains mais se révèle être une force supérieure qui contraint l’histoire et ses acteurs. Le projet scientifico-technique prend le pas sur le projet politique, et, pour Marx, l’émancipation finale ne pourra intervenir qu’à condition de se conformer à la « loi naturelle » qu’il s’agit de découvrir et qui régirait toute l’histoire humaine :

    « Jamais une société n’expire avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir et jamais un système de production nouveau et supérieur ne s’y substitue avant que les conditions matérielles d’existence aient été couvéees dans le sein même de la vieille société. » (3)

    Le « communisme » stade ultime de la société humaine s’accompagnera nécessairement, pour les marxistes, de la maîtrise totale de la nature :

    « Ce sera la domination pleinement développée de l’homme sur les forces naturelles, sur la nature proprement dite ainsi que sur sa propre nature. »

    Cette idée de maîtrise totale de la nature et donc de la nature humaine n’est pas l’apanage du seul marxisme. A la suite de la démonstration faite par Darwin de l’évolution des espèces, un certain nombre de penseurs du XIXe siècle vont détourner cette découverte, la sortant du champ scientifique où elle est parfaitement valide (celui de la biologie) pour tenter de l’appliquer dans un autre champ (celui de la sociologie), à l’encontre, il faut le souligner, de la volonté de Darwin. Sur la base de ce détournement de concept, un auteur comme Herbert Spencer créait le « darwinisme social » (ou « évolutionnisme philosophique » ) et légitimait ainsi les sociétés inégalitaires dans lesquelles la notion de « sélection naturelle » justifierait que les forts dominent les faibles. Certains de ces « penseurs » pousseront plus loin et s’orienteront carrément vers l’eugénisme, n’hésitant pas à envisager la mise en place d’une sélection visant à éliminer physiquement les individus les plus faibles. On sait à quelles abominations ont conduit ces théories.

    Si tout au long du XIXe siècle l’idée de progrès, de perfectibilité est restée liée à celle d’une amélioration de la société échappant en grande partie à la volonté humaine, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, après le traumatisme des deux guerres et des totalitarismes nazi et stalinien, l’espoir de l’avènement quasi inéluctable d’un monde meilleur semble sérieusement compromis.
    C’est sur cette absence de perspectives que va proliférer toute une lignée de penseurs qui va faire du remodelage et de la reconstruction de l’humain la seule possibilité d’amélioration. Discréditée, la transformation du monde cède la place à la transformation de l’humain, d’autant plus facilement que les stupéfiantes possibilités des ordinateurs (pourtant de première génération au début de cette période) prouveraient, du moins pour ce courant de pensée, l’inadaptation et l’imperfection totale de l’homme. Norbert Wiener, père de la cybernétique, déclarait :

    « Nous avons si radicalement changé notre milieu, que nous devons nous modifier nous-mêmes pour être à la hauteur de notre environnement. »

    A l’inverse, Günther Anders définira très bien ce nouveau sentiment d’infériorité et d’imperfection humaine comme « la honte d’être né plutôt que d’avoir été fabriqué » (4). On assiste ainsi à un retour en grande pompe de l’imperfection de l’homme, cette fois-ci non plus face à Dieu mais face à la machine.

    Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est un jésuite, Teilhard de Chardin, qui se fait le premier l’apôtre de cette nouvelle religion de l’amélioration et qui appelle de ses vœux la venue de « l’ultra-humain » . Dès le milieu du XXe siècle, les bases théoriques d’une reconstruction de l’humain sont posées. Dans les années 80, les courants constructivistes et post-modernes (5) vont apporter leur contribution à l’entreprise de démolition de l’humanisme et ouvrir une voie royale au dangereux transhumanisme.

    (1) - On connaît la passion des marxistes pour le fer : la discipline de fer du parti, le rideau de fer, le balai de fer de Trokski… Fort heureusement, tous ce fer a fini par rouiller.

    (2) - Lettre à Annenkov, Misère de la philosophie.

    (3) - Avant-propos à la « Critique de l’économie politique » .

    (4) - Pour un aperçu partiel de la pensée de cet auteur, voir @Anarchosyndicalisme ! n°138, « Günther Anders : la morale avec le pilote d’Hiroshima » http://www.cntaittoulouse.lautre.net/spip.php?article656

    (5) - Derrida, Deleuze, Lyotard…

    Article d’@Anarchosyndicalisme ! n°152 déc 2016 - Janv 2017
    http://www.cntaittoulouse.lautre.net/spip.php?article844