Philippe De Jonckheere

(1964 - 2064)

  • J – 140 : Combien de fois ai-je entendu cet ancien patron claironner que les cimetières étaient remplis d’indispensables, et combien de fois cette expression a crissé dans mon dos comme le ferait tout aussi bien le dérapage d’une craie sur un tableau noir, d’ailleurs je me demande encore combien de temps encore on pourra utiliser cette image en étant compris ?

    Et il m’est arrivé plus d’une fois d’attendre avec impatience que le départ de tel ou tel collègue pour telle ou telle raison vienne mettre cette certitude hautaine en échec, et las, ce n’est pas arrivé souvent et dans cette rareté je voyais comme une victoire laide mais avérée de la grande broyeuse contre les unes et les autres que nous sommes en son sein.

    Avec le départ de mon collègue B, au premier décembre dernier, je reprenais un peu espoir, je me disais qu’avec lui, avec son départ, c’était certain nous finirions par manquer d’une connaissance irremplaçable et que quelque chose dans la construction tentaculaire de l’informatique de la Très Grande Entreprise viendrait à se gripper, je piaffais d’impatience avec un plaisir malsain. Mes espoirs ont été rapidement récompensés, mais je jouais sur du velours tant la science de B. avait été de toutes les lignes de code qui patiemment assemblées avaient fini par dessiner une application que l’on n’avait pas peur dans la Très Grande Entreprise de qualifier de critique , encore que la défaillance de cette application n’est pas susceptible, heureusement, de causer de grands torts aux hommes et aux femmes de ce monde, la preuve, elle est tombée la semaine dernière et j’imagine que cela n’a pas grandement modifier le cours de vos jours. Il a donc fallu se résigner, notre seule chance d’y voir clair dans la nécessaire reconstruction d’un mécanisme abimé a été de contacter B., jeune retraité depuis deux semaines pour lui demander conseil. Et naturellement tous les yeux se sont braqués vers moi eut égard aux relations d’amitié et de franche camaraderie que j’ai toujours entretenus avec B.

    Et donc fort amusé, j’ai appelé B., et comme je lui ai dit, d’abord pour prendre des nouvelles de ses grandes vacances débutantes et aussi éventuellement pour lui demander un conseil à propos de cette fiche application critique. B. va très bien merci et comme tous les retraités il est surchargé par un emploi du temps plein à craquer de toutes les activités auxquelles il n’avait pas nécessairement le loisir de se consacrer quand il était encore employé par la très Grande Entreprise. Comme il dit il n’a pas encore trouvé le temps de s’approcher quotidiennement de son piano tellement il est accaparé par d’autres loisirs et que son grand souci du moment c’est pour choisir la bonne raquette de ping-pong auquel il est résolu de se remettre sérieusement. B. est très fort au ping-pong. Nous ironisons sur le fait que nous n’avons désormais plus de préoccupations communes et que justement j’aurais bien un petit conseil à lui demander, mais oui, avec plaisir me répond-t-il.

    Je lui explique mon problème, un problème de mauvaise répartition des niveaux d’autorité sur les différents utilisateurs de l’application critique de la Très Grande Entreprise et comment cette défaillance a des répercussions nocives sur la qualité de l’affichage des données pour ces utilisateurs, nous avons déjà rencontré un problème similaire cet été et B. avait fini par trouver l’origine du défaut. Mais là il explose de rire, et me dit, je suis vraiment désolé Philippe, mais je me rends compte que je comprends à peine ce dont tu es en train de me parler, je crois que j’ai tout oublié. En deux semaines ? Oui, c’est étonnant n’est-ce pas ?, pouffe-t-il.

    Alors je lui dis, que quand bien même cela ne m’arrange pas beaucoup ce qu’il me dit là, je trouve, est merveilleux, cette capacité d’émancipation par l’oubli, et pourtant il y a deux semaines encore, il aurait exactement su quoi faire, mais là, deux semaines plus tard et désormais la certitude pour lui que tout ceci ne sert désormais plus à rien et toutes ses connaissances se sont volatilisées.

    En raccrochant, je me sens terriblement heureux, d’abord j’anticipe avec délice le moment où je pourrais moi-même poser mon sac de toutes ces saloperies de bouts de trucs qui occupent parfois mon esprit, parfois même jusqu’au dîner au cours duquel il m’arrive de répondre de façon absente aux questions des enfants, d’ailleurs Adèle a toujours une manière assez amusante de m’imiter aux prises avec des données chiffrées, cela fait un peu savant fou, c’est très drôle. Mais plus encore cela me conforte dans l’idée, pour laquelle je n’avais finalement nul besoin du moindre encouragement, que ce que je fais à mon travail n’a aucun sens. Qu’en plus de recevoir régulièrement des demandes qui sont absurdes comme de faire la recette d’une application pour laquelle la comptabilité a déjà signé le procès-verbal auprès de la société éditrice, ou encore de rédiger le cahier des charges pour un programme qui en fait a déjà été acheté, ou bien encore de travailler à la version anglaise d’un produit maison, et donc en version française, pour une communauté d’utilisateurs italiens réputée ne pas parler anglais, et quand je fais remarquer que sans doute, Italiens, ils préféreraient que les données et l’interface de l’application s’affichent en français infiniment plus proche du français que l’anglais, on me rétorque de ne pas trop la ramener, en plus donc de travailler à des chantiers aussi peu utiles, je suis obligé pour ce faire d’accueillir en moi des connaissances dont je me moque bien et que je préférerais tout aussi bien continuer d’ignorer - pour avoir encore, à la retraite, la capacité d’apprendre des poèmes de Baudelaire par cœur.

    Or le fait qu’un collègue ingénieur, deux semaines après sa retraite, se soit aussi naturellement délesté de toutes ces connaissances que je trouve hostiles finalement, me laisse à penser à quel point ces connaissances, ces données, ces compétences sont en fait nocives pour être pareillement rejetées par notre nature une fois qu’elle a le loisir de s’exprimer et de s’arrimer à ce qui lui convient vraiment.

    Il ne me viendrait pas à l’esprit, trop de respect pour les ouvriers, de comparer la nocivité de ceci avec la marque terrible que le travail imprime sur leur corps, pendant de longues carrières entamées de bonne heure et souvent mal récompensées par des périodes de repos (retraite) courtes, ce qui pour effet, bien souvent de financer la retraite des cadres, elle, à la fois plus longue et plus coûteuse, en revanche je m’interroge vraiment de savoir à quel point le travail n’est pas en fait l’activité de torture douce, oserais-je, conformément à son étymologie ? Et de me souvenir de cette vieille blague l’homme n’est pas fait pour travailler, la preuve il se fatigue.

    En attendant d’arriver au cimetière, retrouver les autres indispensables.

    Et cela ne m’aide pas beaucoup avec mon problème.

    Exercice #52 de Henry Carroll : Dans une rue animée, prenez photos tout en marchant.

    #qui_ca