RastaPopoulos

Développeur non-durable.

  • Il s’appelait Oumar, il avait 15 ans, il est mort sous des coups de ceinture, hier ou avant hier...
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    #D’_de_Kabal

    Il s’appelait Oumar, il avait 15 ans, il est mort sous des coups de ceinture, hier ou avant hier ...
    Dans ce texte que je lui dédie, le personnage se nomme Petit Tarzan ... écrit il y a quelques temps...

    – Petit Tarzan

    Je me souviens d’un soir, Tarzan, avec Johnny Weissmuller, passe à la télé.
    Mon frère et moi sommes au lit et censément endormis depuis un moment, le lendemain il y aécole, pas question de veiller Tarzan ou pas Tarzan.
    Moi je suis là à tourner et tourner dans mon lit, le sommeil se dérobe inlassablement, et j’entends le film que ma mère regarde et j’ai envie de transgresser l’ordre pourtant formel. J’ai envie de regarder Tarzan.

    Alors je me lève, doucement, tout doucement, comme si ma vie en dépendait, je le sais encore aujourd’hui, elle en dépendait ce soir-là. Avec le temps et l’entraînement combinés avec l’adrénaline, convoquée du fait de la très haute prise de risque, mon frère et moi sommes des experts dans l’art de marcher sur du vieux parquet grinçant. Notre technique est devenue absolument bluffante. Nous savons précisément quelle latte craque sous nos pieds et laquelle reste muette, tout un art. Il faut alterner petit pas furtifs et grandes enjambées acrobatiques pour ne fouler que les bonnes lamelles de bois fatiguées.

    Nous sommes des danseurs équilibristes suspendus au-dessus du vide, et La Mort et ses long bras maigres juste en dessous. Le danseur équilibriste a cette vibration particulière parce qu’il peut sombrer dans le vide au moindre faux-pas, au moindre trébuchet rythmique, danses juste, danses bien, danses juste ou meurt.

    Johnny Weissmuller décide d’en découdre avec un énorme « crocrodile », l’eau de la rivière se trouble, la jungle toute entière semble retenir son souffle, à Bobigny c’est pareil, j’entends mon cœur tambouriner dans ma poitrine et je demande à Dieu de faire en sorte que maman ne l’entende pas tellement il fait du boucan. Je suis là, fébrile, je ne veux pas que Tarzan meure, je suis là, tout comme mon héros je joue ma vie, suspendu au-dessus du vide. Je visionne la scène à travers l’entrebâillement de la porte de la chambre de ma mère, le téléviseur partage sa chambre avec ma mère. Tarzan Weissmuller porte enfin l’estocade fatale, l’effrayant « crocrodile » n’est plus qu’un gras lézard sans vie, Jane est totalement sous le charme, quelle force, quelle agilité, cet homme est extraordinaire. Johnny monte sur une branche d’arbre et entend bien signifier à la rivière, à la jungle, et au monde entier, qu’il est sorti une fois de plus triomphant de son combat contre la nature. Tarzan bombe son fier torse, Tarzan regarde au loin ce monde qui semble à ses genoux et Tarzan pousse son cri : renversant.

    Cet homme n’est pas humain, ceci n’est pas un dessin animé, c’est le vrai Tarzan et pour la première fois de ma jeune vie, j’entends son cri, son hurlement, sa victoire. Un frémissement me parcourt, le frisson est intense, unique, je me dis que quand je vais raconter ça à mon frère il va blêmir. Et puis, ayant relâché mon attention, primordiale à cette altitude, je pose un pied sur la 2ème latte en partant de la gauche. Erreur. Fatale erreur. Celui qui connait l’Art de danser en équilibre sur les planchers grinçants sait fort bien qu’il faut absolument éviter les lattes latérales, celles qui embrassent les murs. Souvent ça baille entre le mur et la première planchette, et c’est ce qui fait craquer celle qui la jouxte. La latte craque, sans surprise. Je sens ma mère tiquer du fond de son lit. La panique me gagne. Vite rebrousser chemin, le plus rapidement possible sans éveiller d’autres soupçons qui entraîneraient une correction certainement méritée. Chacun sait que le parquet bouge tout seul, qu’il craque en soliloque pendant la nuit, alors, vite rebrousser chemin, à pas de velours, échapper à tout prix au « crocrodile », je suis Tarzan, roi dans ma jungle, je joue ma vie sur ce stratégique repli, le ventre tendu comme un nœud marin je m’exécute. Petit Tarzan se faufile à travers le bois pourri de la forêt vierge, il saute de branche en branche, avec souplesse et dextérité, Petit Tarzan n’en est pas à son coup d’essai, sa précision est remarquable, la peur dans les entrailles lui confère une souplesse digne des plus grands singes. Les singes ? Ce sont eux qui ont élevés Tarzan, d’un coup, Petit Tarzan comprend tout, absolument tout. Lui aussi a été élevé par des singes, c’est pourquoi il est si adroit dans la forêt vierge de bois pourris et grinçants. Tout devient logique, tout coule de source, sa peur s’en va, il sait qu’il ne se fera pas prendre, il n’est pas un enfant comme les autres, il l’a toujours su. J’arrive dans la chambre, mon frère dort comme un bébé, je me glisse sans bruit sous ma couverture, et feins l’endormissement, je le fais très bien. Le « crocrodile » entre dans la chambre, le plancher craque grossièrement, le « crocrodile » ne sait pas danser, il est décidément trop loin derrière Petit Tarzan, il ne l’aura pas cette fois non plus. Lit superposé, mon frère en haut, moi en bas. Rien ne bouge. Presque pas de bruit. Uniquement deux respirations d’enfants endormis qui se répondent. Je m’oublis totalement, je ne fais pas semblant de dormir, je dors dans un sommeil encore plus profond que celui du petit frère, l’enjeu est de taille, Petit Tarzan n’a pas de couteau, il se ferait dévorer par le « crocrodile ». Celui-ci se penche sur moi, je dors, je pars loin dans mes songes, je m’oublis, je n’ai plus de corps… La victoire est aussi proche que certaine, je suis le Petit Tarzan, j’ai été élevé par des Grands Singes, je suis agile et malin, je ne me fais pas prendre. Le « crocrodile » se redresse, bientôt je pousserai à mon tour le cri de victoire, bientôt je dirai à la rivière, à la jungle, et au monde entier, que je suis à nouveau victorieux. J’entends une voix, le « crocrodile » emprunte la voix de maman pour me parler : « Drekk, si tu n’dors pas, viens, allé viens regarder Tarzan à la télé ». D’un coup, sans réfléchir je me redresse, un large, large, large sourire décore mon visage lumineux. Et puis là, comme par pudeur, Le Temps décide de s’arrêter, de suspendre sa course. Le Temps convie Le Son, qui lui aussi se retire, et Petit Tarzan décide de partir, de s’enfuir le plus loin possible de son petit corps, jusqu’à nouvel ordre, parce que le fracas est épouvantable, parce que la douleur, cette douleur-là, personne ne peut en revenir. Alors Petit Tarzan demande au Bon Dieu de lui donner des ailes, pour fuir, fuir , fuir le plus loin possible du vilain, énorme « crocrodile » qui a emprunté la voix de sa maman. Une ceinture, une ceinture de femme, fine, ce sont les pires… le bout troué dans la main du « crocrodile », la boucle fendant l’air et lacérant la peau de la hanche droite jusqu’en haut de la cuisse de Petit Tarzan. Juste avant de s’envoler avec l’aide de Dieu, Petit Tarzan sent et n’oubliera jamais la sensation de brûlure, de la peau qui s’effiloche sous les coups, Le Son a pris la poudre d’escampette, Le Temps aussi, tout se floue.

    Après que Le Temps et Le Son et le reste soit revenu, demeure l’odeur, comme une odeur de viande brûlée, et il y a les picotements, sur une zone couvrant le haut de la cuisse et la hanche sur le côté droit. Le picotement est si difficilement supportable que quand et Le Temps et Le Son et le reste sont revenus, Petit Tarzan n’est pas rentré, il a décidé de ne plus rentrer, il a décidé de veiller sur son petit corps. Il ne sera jamais bien loin, mais, et c’est un pacte qu’il scelle avec Dieu et avec lui-même, il ne sera plus jamais dedans.
    Plus jamais. Beaucoup, beaucoup trop dangereux. Petit Tarzan, le danseur équilibriste est tombé dans le vide. Il est comme mort. Il est plongé dans un coma profond connu de lui seul, le quotidien se tient devant lui et Petit Tarzan ne répond plus, il se cache… jusqu’à nouvel ordre.

    #enfants #violence