Philippe De Jonckheere

(1964 - 2064)

  • J – 86 : Mon père a quatre-vingts ans, Madeleine dix-huit, ma mère et moi avons organisé un week-end dans le Nord. On se retrouve sous une pluie battante sur la Grand-place d’Arras, et il faut vraiment que nous soyons heureux de nous retrouver pour essuyer pareil grain avec la sourire. Puis nous faisons route vers Lille où nous déjeunons dans une brasserie rue de Béthune, mon père entouré de ses deux petites filles, ma mère et son petit-fils et de son fils. Et ça rigole pas mal. Lorsque nous ressortons la pluie a légèrement faibli aussi je propose que contrairement à ce que nous avions prévu, nous profitions de cette accalmie pour aller voir la Grand-Place à Lille et que nous allions nous promener un peu dans le Vieux-Lille. Mon père nous parle du Furet qui était une toute petite enseigne du temps de son enfance et qui est devenue cette immense librairie sur plusieurs étages, et je souris un peu en lui rappelant que pour moi le Furet du Nord est surtout l’occasion de souvenirs cuisants où il m’avait copieusement engueulé pour n’avoir pas anticipé l’achat d’un livre dont j’avais la fiche de lecture à faire pour le lundi matin et le livre introuvable au Furet — et par bonheur Mon Oncle Michel l’avait dans sa pléthorique bibliothèque et profitant de l’inattention de mes parents lors du week-end m’avait grandement aidé à produire cette fiche de lecture, Mon Oncle Michel était ce très puissant magicien qui ignorait tout de ses immenses pouvoirs, et nous en rirons bien en fin d’après-midi en allant visiter ma cousine Elisabeth, fille de Mon Oncle Michel. Nous rebroussons finalement chemin pour aller nous abriter au Palais des Beaux-Arts où nous faisons visiter aux enfants les plans reliefs, parmi lesquels celui d’Ypres, ville flamande, Ieper, que les filles visiteront le lendemain avec mes parents, pays de nos origines. Nous faisons la visite du département du moyen âge et quel ! Direction Lambersart pour y voir ma cousine puis le soir nous filons à Bailleul dîner d’une carbonnade et quelle ! chez ma tante, en compagnie de mon cousin Raymond. Sur le côté de l’autoroute je serai assez triste de constater que la maison aux avions d’Arthrur Vanabelle été démembrée, sans doute par ses nouveaux propriétaires et les quelques déchets sur les bas-côtés laissent comprendre que le Musée d’Art Brut de Villeneuve d’Ascq a sans doute échoué dans son entreprise de préservation de cette œuvre, si ce n’est in situ, du moins en son sein. En y repensant je crois que je préfère tout ignorer de l’échec administratif qui doit se tenir derrière tout cela, comment le musée de Villeneuve d’Ascq tient dans ses murs une maquette de l’œuvre originale et n’a apparemment rien fait pour récupérer l’originale qui n’aurait pas dépareillé dans ses jardins, à l’extérieur de ce même musée, quelque chose me dit qu’il y a là une manière d’impensé de la véritable valeur que l’on accorde finalement à l’art brut. Et comme je regrette d’avoir perdu toutes les photographies pourtant médiocres que j’avais prises de cet endroit. En aidant ma tante et en allant chercher des bouteilles d’eau minérale pour le repas, je descends à la cave de sa grande maison, une cave voutée, en briques, comme celle du Déluge de Pâques .

    Enfin, l’accalmie, et, une bonne heure plus tard, la sirène qui signale la fin de l’alerte. Dans la nuit, la fatigue et la poussière, les grands se lèvent, attendent que le Père à son tour se lève, tous surpris d’être encore là, vivants. L’escalier de la cave n’est pas obstrué. Une fois encore les perches et les piquets pour en sortir resteront inutiles. Il fait encore nuit. Tous remontent et se recouchent dans leur lit, le cœur à la fois palpitant mais aussi écrasés de fatigue. Le petit dort encore. Il commence à être un peu lourd pour être porté. Les parents ont dit aux grands de le laisser là, il finira sa nuit, de toute façon il a sa couverture.

    Mais le petit se réveillera eune paire d’heures plus tard dans l’obscurité angoissante de la cave. Il aura peur, très peur, peur de devoir trouver seul, personne ne répond, son chemin vers la sortie de la cave. Se demandant, sans doute, s’il n’est pas en train de frayer son chemin vers la sortie au milieu des cadavres de ses frères et sœurs, au royaume des morts. Il a beau être un petit moujingue, de sept ans, maintenant, il a compris tôt l’éventualité des grands malheurs. Mais non, personne. Un filet de jour maigre passe sous la porte d’entrée de la cave, entrouverte. Les parents ont demandé aux grands de laisser la porte de la cave ouverte pour que le petit ne soit pas effrayé quand il se réveillera, et tant pis si ce n’est pas la chaleur qui remonte de la cave.

    Le cœur haletant Nicolas rejoindra cette porte et sa peur cessera d’un coup. Son grand frère l’attendra et lui prendra la main pour l’emmener dans le jardin, couvert de curieuses lanières argentées. Il improvisera une petite chasse aux trésors de guerre, avec ces quelques bouts d’avion, ces éclats d’obus ou même de bombes, ces douilles, formes de métal contrarié qui tiennent en elles toute la violence des hommes. Mais une fois encore l’imagination débordante de Gabriel en fait des trésors inestimables qui rejoindront l’étagère du musée de la guerre. Finalement le petit Nicolas aura eu sa chasse aux trésors de Pâques dans le jardin.

    L’enfant plus tard, des années plus tard, devenu grand-père lui-même, dira qu’il revoit parfaitement les bandes de papier argenté, comme du papier aluminium. Elles étaient longues comme ça, ces deux doigts décrivant un écart d’une vingtaine de centimètres sur la toile cirée. Mais il n’a aucun souvenir des rues dévastées environnantes. L’étonnement de ces bandes argentées avait recouvert les autres souvenirs. Ou y avait-il eu le grand, Gabriel, qui une fois de plus avait réussi à détourner le regard de son petit frère, lui faire oublier et lui masquer la vue les décombres, l’odeur âcre des incendies et la poussière grise de toute une ville bombardée, retombée sur les jardins et les toits des maisons en une neige triste.

    Ce grand frère-là était un immense magicien, mais ignorait tout de ses extraordinaires pouvoirs, assez puissants pour composer au-dessus de son petit frère un bouclier contre la guerre. Un puissant magicien, très modeste. Et qui a donné pendant toute la guerre son chocolat à son petit frère.

    #qui_ca