Philippe De Jonckheere

(1964 - 2064)

  • http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/stooges.mp3

    J – 72 : Si je devais faire un film à propos d’une de mes idoles de jeunesse, qui choisirais-je ? Les Beatles ? est-ce que le film Let it be n’est pas déjà le film que j’aurais aimé faire, toutes proportions mal gardées. Frank Zappa ? mais alors je ne pense pas que j’aurais pu me mesurer au déluge visuel de certaines réalisations cinématographiques de Frank Zappa lui-même, du temps des Mothers Of Invention et de 200 Motels . Patti Smith ? là je crois que je n’aurais pas fait mieux que les films de dévotion déjà existants — à croire que je ne sois jamais entièrement revenu de l’érotisme d’ Easter finalement, à la fois la pochette et à la fois Redondo Beach et Kimberly , passons. Lou Reed ? ouh la et me mesurer au génie cinématographique de Warhol, même si les films de ce dernier en collaboration avec le Velvet Underground ne sont pas ses meilleurs, loin s’en faut. Et puis surtout, je crois que si je faisais un film à propos d’une de ces idoles, j’aurais aimé le faire sur le motif comme Robert Frank avec les Rolling Stones dans Cocksucker Blues , et ne pas faire de cadeau à ces idoles, il y serait peut-être même question d’une certaine forme de revanche si ce n’est de vengeance.

    Jim Jarmusch, oui, ce sont les Stooges. Ce qui est sans doute pour lui un choix tout à fait cohérent. Oui, mais les Stooges, comment dire, musicalement c’est quand même pas extraordinaire, à part, peut-être, comme j’en discutais avec Julien qui s’y connait nettement plus que moi en musique battue, l’album Fun House et encore c’est vraiment gratter la viande sur un os blanchi par la pluie dans l’écuelle de Médor. Donc je n’ai jamais été très fan des Stooges ou encore d’Iggy Pop dont j’aime malgré tout la chanson Passenger , mais comme on aime bien un tube d’été justement pour ce qu’il nous rappelle l’été en question, je viens d’aller vérifier la date de sortie de Passenger , septante sept, du coup cela ne doit pas nécessairement être un tube d’été. Je m’en doutais un peu. Mais pour Jim Jarmusch, les Stooges, cela paraît assez cohérent : dans Coffee & Cigarettes il y a le très beau duo entre Iggy Pop et Tom Waits qui installe bien l’ambiance de ce film très réussi.

    Et cela aurait pu être un film presque parfait, c’est même comme ça que cela part, à la fois pour une manière d’auto-inventaire qu’Iggy Pop réalise filmé assis dans la buanderie de chez lui, Regular Jim, guy next door, Joe Blow comme dit en américain pour désigner Monsieur-tout-le-monde, mais un monsieur-tout-le-monde qui aurait eu une destinée pas tout à fait comme celle de tous les messieurs-tout-le-monde-du-monde, mais dont on sentirait bien aujourd’hui qu’il aimerait bien revenir à cette vie de Monsieur-tout-le-monde qui vit toujours dans sa grande caravane, mais à la fois aussi par le très habile subterfuge de la part de Jim Jarmusch de compenser le manque d’images d’archives strictement relatives aux Stooges en employant force images du vernaculaire américain avec quelques effets de montage très réussis, en incrustation, en incise rapide ou encore en superposition, un véritable plaisir formel de montage qui aboutit à quelques images tierces très éloquentes. Par exemple, des images de l’Amérique de la fin des années 60 dans laquelle la consommation et la puissance économique sont nettement plus prégnantes que celles d’un début de contestation dont on comprend très bien comment elle sera vite assimilée par la culture dominante, Iggy Pop singeant Crosby, Stills & Nash fredonnant Marrakech Express dit, en une poignée de secondes, toute l’inanité de cette fausse révolte, oui, Iggy Pop comme il le revendique lui-même aura beaucoup contribué à balayer vers le seuil de la porte les dernières poussières des années 60 et ce n’était sans doute pas un mal.

    Et même il y a rapidement, trop rapidement, une photographie de James Williamson, le guitariste des Stooges, dans son costume de grand cadre chez Sony qui dit bien l’improbabilité complète de tout ce cirque.

    Mais il semble que là même où Jim Jarmusch aurait pu porter l’estocade finale à ce grand barouf, là où il aurait pu démontrer que les Stooges étaient surtout des suiveurs du MC5, qu’ils n’ont pas inventer grand-chose, ou encore que le seul hymne finalement c’est I Wanna Be Your Dog et qu’ils doivent leur destinée remarquable à la conjonction d’une chance insigne et d’hommes d’affaires à l’époque qui n’écoutaient même pas les disques qu’ils produisaient et donc pouvaient paraître jouer tout cet argent à une forme halluciné de poker, là où il aurait effectivement fallu envoyer valdinguer tout cela, Jim Jarmusch n’a pas su se départir de son idolâtrie adolescente, ce que je trouve toujours un peu suspect de la part des hommes de son (grand) âge. C’est d’autant plus dommage d’être passé à côté de cette opportunité qu’Iggy Pop semblait partant pour cet inventaire lucide, notamment quand il évoque l’enfer de la toxicomanie, se gardant bien d’y faire référence à la façon de ces habituels anciens combattants du truc. Et ce film Gimme Danger de Jim Jarmusch aurait pu être le véritable équivalent cinématographique du travail photographique de Jean-Marie Delbes et Hatim El Hihi qui, depuis une vingtaine d’années réactualisent avec force coups de tampons de clonage dans le logiciel de retouches d’images numériques les pochettes célèbres de l’histoire du rock, en supprimant les étoiles éteintes. Plutôt que cela Gimme Danger est un film de fan, certes un fan très adroit, notamment au montage, mais un fan. Un fan qui passe à côté d’un véritable documentaire.

    Et comme je le disais au début de cette chronique, je n’aurais pas fait mieux avec Patti Smith. Ou les autres précités.

    #qui_ca