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« vivere vuol dire essere partigiani » Antonio Gramsci

  • Judith Butler : « Un populisme de gauche doit conduire à une démocratie radicale »

    La philosophe américaine connue pour ses travaux sur les questions de genre estime que le nouveau président, Donald Trump, n’est en aucun cas légitime à représenter le peuple. Elle appelle les individus à se rassembler pour défendre le droit à une vie « vivable » pour chacun.

    Ce qui semblait encore irréel pour nombre d’intellectuels de gauche américains est advenu : depuis vendredi, Donald Trump est le 45e président des Etats-Unis. Hasard éditorial, le dernier livre traduit en français de la philosophe américaine Judith Butler est sorti au moment même où Trump remportait l’élection. Comme une adresse à un candidat qui a fait campagne sur la division et l’exclusion, le titre du livre de l’une des plus grandes théoriciennes du genre , professeure à Berkeley, est une forme de résistance. Rassemblement décrit un monde où la force des corps rassemblés sur une place en Egypte, en France ou aux Etats-Unis, sort de l’invisibilité tous ceux dont les droits fondamentaux (nourriture, toit, liberté de mouvement, protection contre la violence) ne sont pas respectés. Garantir une « vie vivable » doit être un des buts de toute démocratie, affirme Judith Butler qui appelle à la fondation d’un « nouveau socialisme » version américaine.

    Comment l’Amérique en est-elle arrivée là ?

    L’élection de Trump est le fait de causes multiples. Et, d’une manière générale, il ne faut jamais se contenter d’une seule explication. Si nous disons que ce sont des hommes blancs économiquement défavorisés qui ont voté pour Trump, et que nous nous focalisons sur la cause de leur marginalisation économique, nous oublions que le racisme existe depuis longtemps aux Etats-Unis, et que ce que nous pourrions qualifier de « colère économique » s’est conjugué à la haine raciale pour aboutir à une telle situation. La misogynie n’est pas en reste non plus, ainsi que la destinée symbolique de la masculinité. La peur du « terrorisme » et le désir de « sécurité » sont également présents aux Etats-Unis, comme dans la plupart des pays d’Europe, et ils font le lit du fascisme : dans le délire utopiste qui l’a porté au pouvoir, Trump créera des emplois, rétablira la sécurité, réhabilitera la masculinité, subordonnera les femmes et rendra sa blancheur à l’Amérique. Mais n’oublions pas qu’il n’a recueilli que 23 % du suffrage populaire. Il n’est donc en aucun cas légitime pour représenter le peuple. Une minorité haineuse a accédé au pouvoir et provoque aujourd’hui une crise démocratique.

    Des intellectuels américains, notamment dans les universités, ont organisé une résistance à Trump ? En faites-vous partie ?

    Nous essayons de bâtir un « mouvement sanctuaire » dans les universités et nous demandons instamment aux autorités locales et des Etats fédérés de refuser d’obtempérer si des ordres d’expulsion de sans-papiers sont donnés. Nous devons immédiatement mobiliser le soutien de ces millions de sans-papiers qui vivent aux Etats-Unis et qui risquent d’être expulsés. Nous aurons fort à faire pendant longtemps, vu l’ampleur de la tâche. On peut aussi se demander s’il n’est pas temps qu’apparaisse un troisième parti aux Etats-Unis, un parti qui rassemblerait largement par-delà les origines ethniques et les classes, et qui incarne les idéaux d’une social-démocratie qui n’est pas régie par des valeurs néolibérales. Cela pourrait bien être un nouveau socialisme. Au fond, si nous avons un nouveau fascisme aux Etats-Unis, peut-être pouvons-nous aussi voir émerger, après la campagne de Sanders, un nouveau socialisme fondé sur un principe de démocratie radicale.

    Les populismes sont souvent expliqués sous l’angle identitaire et culturel : la peur de ne plus être soi, la peur de l’autre. Une question culturelle ou sociale ?

    Lorsque nous réfléchissons au trumpisme, le problème n’est pas celui de l’identité, mais de l’économie, de l’héritage persistant du racisme, du déchaînement contre les élites culturelles, du fossé béant entre ceux qui ont fait des études et les autres. Trump a libéré des rancœurs et des haines qui couvaient depuis longtemps. Si c’est un populisme de droite, c’est un populisme qui semble aujourd’hui conduire au fascisme. A mon avis, un populisme de gauche doit conduire à une démocratie radicale. En fait, le terme « populisme » revêt une signification très différente en France et qui n’est pas partagée par tous. Je comprends que, pour la majorité des gens, c’est un terme méprisable. Il est perçu comme l’expression politique d’une vague de sentiments irrationnels. Je ne pense pas qu’il soit considéré ainsi en Argentine, par exemple, où il incarne une manière d’exprimer la volonté du peuple.

    La plupart des théoriciens de la démocratie conviennent que la « volonté populaire » est une question complexe, mais les descriptions les plus intelligentes du populisme, telle que celle proposée par Ernesto Laclau, cherchent à comprendre comment des factions, des identités et des intérêts particuliers divers peuvent se lier les uns aux autres sans perdre leur spécificité.

    Pour Laclau, cet effort d’« articulation », d’une série de connexions entre diverses identités est l’objectif du populisme. Il ne s’agit pas d’une convergence fasciste vers une « volonté unique », ni de l’émergence d’un leader charismatique qui semble unifier le peuple. Bien sûr, il existe un populisme de droite et un populisme de gauche, et le populisme en lui-même ne constitue pas une posture politique complète. Les solidarités auxquelles il est possible de parvenir par le biais de divers modes de communication et de mobilisation doivent produire une majorité de gauche susceptible d’élire un gouvernement qui cherche à asseoir la démocratie tant dans sa forme que dans son contenu.

    Justement ces liens deviennent visibles lors de rassemblements de type Occupy ou de Nuit debout en France. Pourquoi est-ce si important politiquement que les corps se rassemblent ?

    La liberté de rassemblement suppose que les individus puissent se déplacer, se réunir et revendiquer ensemble quelque chose dans un espace public qui autorise mouvement, audibilité et visibilité. Nombre de ceux qui manifestent contre l’austérité apparaissent publiquement comme les corps touchés par cette politique économique catastrophique. Lorsque des gens se rassemblent pour s’opposer à des expulsions, ou lorsqu’ils réclament des soins de santé abordables ou le droit de passer d’un pays à un autre, ils attirent l’attention du public sur des besoins aussi essentiels qu’un toit, l’accès à la santé ou la liberté de mouvement.

    Les corps se rassemblent pour agir ensemble - jamais comme une unité parfaite, bien entendu - mais surtout pour dénoncer clairement l’organisation actuelle de la société qui prive les gens d’un logement, de nourriture et de soins, bref, de la possibilité même de mener une vie vivable. C’est pourquoi les mesures prises par l’Etat pour restreindre les manifestations et les rassemblements sont très dangereuses. Tout pays qui se veut démocratique doit préserver la liberté de réunion. Par exemple, la France ne doit pas normaliser l’état d’urgence. Si la suspension des libertés fondamentales est normalisée en tant que « nécessité », alors l’essence même de la démocratie disparaît.

    Dans un contexte de néolibéralisme, mais aussi de renforcement de l’obsession sécuritaire et de montée de la xénophobie, les droits fondamentaux - nourriture, toit, liberté de mouvement, protection contre la violence - ne seront plus assurés pour un nombre toujours plus grand de personnes, qu’elles soient en situation régulière ou non. Les mouvements sociaux de gauche qui reposent sur des rassemblements ont très souvent, mais pas toujours, des aspirations démocratiques : liberté d’expression, d’association et de réunion, mais aussi droit de vivre sans crainte, de bénéficier de conditions sociales essentielles et d’un cadre démocratique pour vivre.

    Garantir une « vie vivable » à chacun serait un des fondamentaux de la démocratie…

    Nombre d’entre nous vivons déjà une vie « discréditée », et l’on trouve une indignation légitime et encourageante chez tous les « discrédités ». Il s’agit de traduire l’indignation, dans la sphère politique, en un large appel à une démocratie inclusive et égalitaire. Lorsqu’il n’y a pas de vision démocratique pour les discrédités, la violence et la vengeance apparaissent comme la solution. A mon avis, nous ne pouvons pas vivre une vie vivable si nous ne commençons pas par établir les conditions communes de vivabilité. Pour moi, un engagement démocratique élémentaire doit viser cet objectif.

    L’être humain ne tient pas debout tout seul, dites-vous…

    Dans mon quartier, il y a beaucoup de sans-abri. Ils sont tributaires des services publics, et ces services ne cessent de voir leurs financements diminuer. Ils sont tributaires des institutions, comme nous tous. Lorsque nous perdons les conditions infrastructurelles élémentaires dont nous avons besoin pour survivre et subsister, notre vie est en danger, nous sombrons. Si une société est organisée de sorte qu’elle laisse les gens mourir plutôt que de leur fournir des services sociaux élémentaires, nous pouvons affirmer que quelque chose va terriblement mal dans cette société. Cela ne se résume pas seulement au fait que le sans-abri est vulnérable, et moi pas. On peut invoquer, en la détournant, l’expression populaire « passer à travers les mailles du filet » pour illustrer cela. En un certain sens, cette dépendance est universelle : les corps en général ont des besoins qui doivent être satisfaits pour qu’ils puissent continuer à vivre. Mais c’est aussi politique : lorsque les sociétés ne s’engagent pas à fournir les conditions de vivabilité, elles acceptent implicitement que certains ne vivront pas ou, s’ils parviennent tout de même à survivre, ce sera dans des conditions qui ne sont pas supportables, et ne devraient pas être acceptées.

    Par Cécile Daumas — 20 janvier 2017

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