Assia Djebar — la mĂ©moire est une voix de femme
â»http://www.revue-ballast.fr/assia-djebar
« Qui suis-je ? Jâavais rĂ©pondu au dĂ©but : dâabord une romanciĂšre de langue française⊠Pourquoi ne pas terminer en me reposant la question Ă moi-mĂȘme ? Qui suis-je ? Une femme dont la culture est lâarabe et lâislam ⊠» Lâauteure de Rouge lâaube a disparu voilĂ deux ans, le 6 fĂ©vrier 2015. Traduite en une vingtaine de langues, elle enseigna, sa vie durant, lâhistoire, le cinĂ©ma et la littĂ©rature en AlgĂ©rie, en France et aux Ătats-Unis. Rendre voix aux femmes relĂ©guĂ©es, dire la mĂ©moire Ă©touffĂ©e sous le poids colonial, dĂ©noncer les « fous de Dieu » qui cherchent Ă tuer la pluralitĂ© des langues Ă laquelle elle tenait tant : voilĂ ce que pouvait Ă ses yeux lâĂ©criture, cette « quĂȘte presque Ă perdre souffle ». â° Par Jonathan Delaunay
Ode aux femmes
Assia Djebar sâinterroge sur ce que sa mĂšre et sa grand-mĂšre lui ont transmis. La femme musulmane quâelle connaĂźt vit encore dans lâombre du masculin : lâhomme est maĂźtre de la maison comme du dehors et la femme vouĂ©e Ă lâespace intĂ©rieur. « Quand je suis venue mâinstaller Ă Paris, en 1980, aprĂšs Femmes dâAlger dans leur appartement, les gens considĂ©raient que jâĂ©tais un Ă©crivain fĂ©ministe. Comme AlgĂ©rienne, le fĂ©minisme Ă©tait une sorte dâĂ©tat naturel, si je puis dire20. » Djebar nâeut de cesse dâĂ©crire sur la condition des femmes de son pays natal, de se lever contre cette assignation. Mais si le ton est cinglant, la critique, elle, nâest jamais mĂ©prisante : elle dĂ©ploie seulement son irrĂ©futabilitĂ©. Lâespace de son Ă©criture devient celui de la libĂ©ration des femmes, « elles dont le corps reste rivĂ© dans une pĂ©nombre et un retrait indĂ»ment injustifiĂ© par quelque loi pseudo-islamique21 ». Djebar utilise volontiers le champ lexical de lâintĂ©rioritĂ© afin de retranscrire lâatmosphĂšre Ă©touffante et Ă©touffĂ©e des femmes quâelle dĂ©peint, tapies dans le « fond » des maisons, dans le « silence » oĂč percent des « chuchotements », celui des femmes « cernĂ©es » par les murs. DĂšs Les Enfants du nouveau monde, lâĂ©crivaine dĂ©peint celles qui ont le sentiment de nâavoir « jamais connu le visage de la rue22 ».
LâĂ©mancipation de la femme passera par une rĂ©appropriation de lâespace et lâĂ©chappĂ©e au-dehors, Ă lâinstar de Zoulikha la combattante, partie au maquis, dont le dĂ©part nâest probablement pas sans faire Ă©cho au dĂ©part dâAssia Djebar elle-mĂȘme. Cette conquĂȘte du monde extĂ©rieur sâaccompagne irrĂ©mĂ©diablement dâune affirmation du corps, « corps de femme devenu mobile et, parce quâil se trouve en terre arabe, entrĂ© dĂšs lors en dissidence23 ». La femme qui ose sortir dans les rues, se montrer au regard extĂ©rieur assume par lĂ mĂȘme son dĂ©voilement — Djebar symbolise Ă lâenvi cette prise de libertĂ© par lâenlĂšvement du voile : une sorte de mise Ă nu. Le corps de la femme sâassume alors, autant que son dĂ©sir, que Djebar retranscrit dans une vĂ©ritable poĂ©tique de lâenlacement : « Ă©tendue, aprĂšs avoir tant naviguĂ©, jâaffleure au matin. Me voici mince pliure entre la moire de la nuit et le mĂ©tal du jour nouveau24 ». Dans ces scĂšnes dâamour suggĂ©rĂ©es, les rideaux sont ouverts sur lâespace avoisinant. « Tandis quâau-dehors la poitrine est noyĂ©e sous la grosse laine, que les chevilles et les poignets sont soustraits Ă la vue par le cuir de la botte et du gant, tout, dans la chambre, reprend autonomie. Sous la poussĂ©e dâune calligraphie nocturne, les Ă©paules, les bras ou les hanches se dĂ©lient25. » Son fĂ©minisme tient en effet de lâĂ©vidence. Assia Djebar rendra hommage aux femmes de son pays jusquâĂ sa mort puisque, lors de son enterrement, celles-ci sont conviĂ©es Ă assister aux funĂ©railles, contrairement Ă la coutume — ainsi quâelle lâavait exigĂ©. Ce geste, dernier pied de nez Ă la tradition, symbolise lâengagement de toute une vie.