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Le portail des copains

    • On peut alors dire ce qu’on veut de la candidature de Mélenchon, mais pas lui retirer d’être ce signe en puissance — on n’entendrait pas pareils glapissements autrement. Abroger la loi El Khomri ; priver la police de LDB et de Taser, dont les manifestants du printemps dernier savent très bien de quoi il y va ; supprimer les stock-options et limiter l’écart des salaires de 1 à 20 ; interdire les versements de dividendes aux entreprises qui licencient ; plus important que tout : instituer un droit de préemption des salariés pour reprendre en coopérative leur entreprise si elle ferme, etc. ; ce sont les indications d’une cohérence. Une cohérence limitée, pourra-t-on toujours trouver, mais dont il dépend d’électeurs n’abdiquant pas, le scrutin passé, d’être des sujets politiques de savoir jusqu’où elle peut être emmenée.

      La première question est donc toute stratégique : va-t-on plus loin, ou moins loin, avec un élu qui affiche lui-même cette direction ? Et la seconde toute pratique : « on » sera-t-il suffisamment nombreux pour aider l’élu — et si nécessaire, le pousser au train — afin de convertir l’encre des programmes en réalité ? Si l’on en tient pour la comparaison avec 1981, il n’y a pas lieu d’être optimiste. Mais ça n’est pas la comparaison pertinente. Un paradoxe de plus (le dernier) veut que les deux situations diffèrent profondément par la propriété qu’elles ont en commun : être des fins de cycle. Mais ce sont deux choses diamétralement opposées qui finissent en l’un et l’autre cas. Dans un parfait contretemps politique, l’élection de Mitterrand venait fermer le cycle keynésien-fordien de l’État social : commencement de la grande régression néolibérale. Quelles mobilisations pouvait-il y avoir dans un tel contexte de recul et d’adversité idéologiques ?

      Trente-six ans plus tard, c’est le néolibéralisme lui-même qui arrive en bout de course, et fait lever une contestation internationale. Les données générales de la légitimité sont sur le point de basculer. Que le capital soit plus agressivement conquérant que jamais n’empêche pas qu’il est en train de perdre la bataille du bon droit. C’est bien d’ailleurs cette défaite, déjà consommée, qui crée la possibilité Mélenchon — comme elle créé, avec des bonheurs variés, des possibilités Sanders, Podemos, Corbyn, etc. Partout dans le salariat, jusque chez les cadres — normalement la base sociale même du système —, la colère se répand, l’abus capitaliste manifeste, généralisé, déboutonné, devient odieux.

      Si composite soit-elle, cette masse-là relève la tête. Une part d’elle investit le vote Mélenchon et ne lui donne pas d’autre sens que de mettre un terme à l’outrance du capital, peut-être même de le faire plier. Que ce sens puisse être en excès de ce que le candidat a lui-même le désir de faire et de combien, c’est ce que nous verrons. Mais, dans son orientation générale, l’investissement ne se trompe pas. Il se trompe d’autant moins qu’il a maintenant la conjoncture symbolique pour lui — et, partant, la possibilité de la transformer en conjoncture politique. Exercer la possibilité ou pas ? Voilà la seule question.

      1981-2017 : trente-six ans, comptions-nous. C’est long. L’histoire se montre parcimonieuse quand il s’agit d’ouvrir quelques fenêtres aux dominés. Mais il lui arrive de le faire, même si c’est sur le seul mode de l’entrebâillement. Sans doute les luttes sociales n’ont-elles pas à attendre que les fenêtres s’ouvrent toutes seules, et il leur arrive de les forcer elles-mêmes — 1968, 1995… Mais elles ne se portent pas plus mal quand quelqu’un vient leur tirer le loquet. La moindre des choses c’est de ne pas dormir à ce moment-là et, bien réveillé, de donner de l’épaule comme il faut, pour qu’enfin on respire.

      #Frédérique_Lordon