• Paru dans Le Monde, 17.06.2017
    Qu’ils soient démographes, historiens, économistes, les chercheurs ès migrations peinent à influer sur les politiques françaises
    Sourd aux idées des experts

    Oui à l’immigration choisie, non à l’immigration subie. " Ce slogan de campagne, lancé par Nicolas Sarkozy en 2005, devait donner le ton de sa politique d’immigration une fois élu. Mais qu’aurait appris le président s’il avait écouté les chercheurs ? Qu’il tenait peut-être un bon " élément de langage " mais que sa formule n’avait aucun sens au regard des faits. " Vouloir n’est pas savoir ", aurait pu lui rétorquer le démographe François Héran.

    Dans son livre Avec l’immigration (La Découverte, 300 p., 21 euros), ce directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED) analyse la déconnexion entre le discours politique et la réalité en matière de migrations et d’intégration. Le rôle du chercheur n’est pas, précise-t-il, de " dicter une politique a priori " mais de " tracer la frontière entre le possible et l’impossible ". Encore faut-il que le politique veuille l’entendre. Car si l’immigration et l’intégration sont au cœur des débats depuis trente ans, le décalage " entre le savoir accumulé dans les recherches et les orientations prises par les politiques n’a jamais été aussi grand ", affirme l’INED.

    Les scientifiques sont pourtant nombreux à travailler sur ces thèmes, mais les universitaires, détenteurs d’un savoir, ont du mal à se faire entendre des décideurs, détenteurs du pouvoir. " Un préjugé répandu voudrait que les politiques aient le sens des réalités, tandis que les chercheurs vivraient en lévitation, analyse François Héran dans son ouvrage. C’est la science sociale qui ramène les politiques au principe de réalité, alors que ceux-ci commencent par vendre du rêve avant de courir après les chiffres. "

    Formation des élites
    Patrick Weil, historien spécialiste des questions d’immigration et de citoyenneté, est l’un des rares à avoir influencé une politique publique. Appelé par Lionel Jospin en 1997 pour piloter une mission sur le droit des étrangers, il a orienté par ses recommandations la réforme votée l’année suivante. Interrogé en 1998 par la revue Critique interna-tionale, il reconnaissait que la nomination d’un universitaire, choix atypique à l’époque, " n’avait pas, au départ, suscité l’enthousiasme " dans les services de l’Etat. " C’est quelque chose qu’on ne fait pas beaucoup en France ", ajoutait-il alors.

    A l’écouter, la situation n’a guère changé, -notamment à cause de la formation des élites. " L’ENA et Sciences Po ont le quasi-monopole du conseil au politique et de la mission politique, analyse-t-il. Pourtant, ce sont des formations qui favorisent le “savoir parler des choses” plutôt que le savoir en lui-même, c’est-à-dire l’apprentissage d’une discipline et son approfondissement. Nous, universitaires et chercheurs, avons une présence dans la sphère publique plus forte qu’ailleurs mais nous sommes négligés par la plupart des décideurs politiques au profit des énarques. "

    Cette culture politique explique que les evidence-based policies, les " politiques publiques appuyées sur la recherche ", se diffusent plus lentement en France que dans le monde anglo-saxon. " Ici, ce sont les valeurs qui comptent, pas les faits, analyse Hillel Rapoport, professeur à l’Ecole d’économie de Paris et spécialiste des migrations internationales. Dans les pays anglo-saxons, on vous dit : “Show me it works”, montrez-moi que ça marche. En France, on vous dit : “Ce que vous proposez, c’est de gauche ou de droite ?” Mais qu’est-ce qu’on en sait ? Ce n’est pas notre problème ! Je grossis le trait, cela s’améliore, les frontières sont plus -poreuses, mais c’est encore présent. "

    Chercheur et enseignant pendant deux ans à la Kennedy School of Government de Harvard, il a constaté que dans ce lieu qui forme les futurs membres de la haute administration américaine, " l’evidence-based thinking est le b.a.-ba ". Ce n’est pas encore le cas en France, où l’évaluation des politiques publiques est rare : elle dépend du bon vouloir ou de la personnalité d’un directeur d’administration ou d’un ministre qui alloue, ou non, le budget nécessaire à ce travail.

    Si le monde de la recherche a rarement l’oreille des politiques, c’est aussi parce que le premier se nourrit du doute et de la prudence tandis que les seconds réclament des certitudes. Une différence que l’économiste Hillel -Rapoport aime illustrer par une anecdote. " Le président Truman disait vouloir des économistes manchots parce que chaque fois qu’il parlait à un économiste celui-ci lui répondait : “On one hand, on the other hand.” - “D’une part, d’autre part”, l’anglais hand signifiant “main”. - En politique, on veut “just one hand” ! C’est une différence fondamentale de culture entre la recherche et le politique, même si certaines personnes la gèrent mieux que d’autres. "

    Ces deux mondes, en outre, n’ont pas le même horizon. Le temps long de la recherche n’est pas celui du politique, qui est soumis à un calendrier électoral exigeant des solutions rapides. Et le principe de responsabilité ne joue pas de la même manière dans les deux champs. Il arrive néanmoins que l’actualité pousse les idées scientifiques jusqu’aux cénacles politiques.

    L’afflux de migrants en 2015 a ainsi donné un nouvel écho au travail universitaire publié en 2011 par Hillel Rapoport et Jesus Fernandez-Huertas Moraga, de l’université Carlos-III de Madrid. Leur sujet ? La gestion des flux migratoires par la méthode des quotas échangeables. Les deux économistes, qui ont adapté leur modèle à la situation européenne, ont été invités à le présenter au Parlement européen et – par deux fois – au cabinet du premier ministre suédois. Premier pays d’accueil des demandeurs d’asile en Europe, proportionnellement à sa population, la Suède était très en demande d’idées qui collaient à sa philosophie.

    Passerelles
    Hillel Rapoport sait cependant que les propositions des chercheurs ne peuvent pas toujours être appliquées telles quelles dans le monde réel. " Je n’ai pas d’illusion sur le fait que notre proposition pourrait être appliquée in extenso, reconnaît-il. Nos propositions ont pour but d’alimenter une réflexion générale. Je pense que nous allons vers quelque chose qui s’inspirera de nos travaux, mais qui les transformera et les adaptera de manière à ce qu’ils soient politiquement digérables, faisables et présentables. "

    Depuis quelques années, des passerelles permettent cependant aux chercheurs et aux politiques de dialoguer. Les think tanks sont le meilleur endroit pour faire réfléchir scientifiques et décideurs côte à côte, mais d’autres s’y attellent : l’ENA et l’Ecole normale supérieure ont inauguré en mars une chaire commune baptisée " Savoir, prévoir, pouvoir ". Cet enseignement entend explorer le rôle de l’expert dans le processus de décision et les attentes des pouvoirs publics à l’égard des chercheurs.

    En 2019, un nouveau centre interdisciplinaire consacré aux sciences des migrations verra en outre le jour à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Implanté sur le futur Campus Condorcet, cet institut baptisé " Convergences " abritera 200 scientifiques issus des sept institutions fondatrices (Inserm, CNRS, INED, EHESS, IRD, EPHE, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne) et proposera toute une gamme de cursus. L’institut veut offrir une meilleure visibilité aux résultats de la recherche et resserrer les liens avec la société civile, classe politique incluse.

    Il prévoit aussi, chose nouvelle, d’assumer une activité de fact-checking et de décryptage des données issues des ministères ou des organismes spécialisés (comme l’Office français des protection des réfugiés et apatrides). " Nous avons intérêt à ce que l’intervention des chercheurs dans le débat public ne soit pas que ponctuelle, livrée au bon vouloir de chacun, mais qu’on puisse devenir une référence forte, pourvue d’un certain crédit, vers qui on se tournera ", explique François Héran, le responsable du projet. L’ambition de cette sentinelle : devenir l’égale des grands instituts européens qui étudient les migrations, que ce soit à Oxford, Amsterdam ou Göttingen. " Les centres d’Oxford possèdent une aura et ils sont régulièrement consultés, conclut le démographe. Cela ne veut pas dire qu’ils influencent les politiques publiques. Mais il est incontestable qu’ils contribuent à structurer le débat sur les questions de migration. "

    Adelaïde Grobault

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