• Citroën

      À la porte des maisons closes
      C’est une petite lueur qui luit…
      Mais sur Paris endormi, une grande lumière s’étale :
      Une grande lumière grimpe sur la tour,
      Une lumière toute crue.
      C’est la lanterne du bordel capitaliste,
      Avec le nom du tôlier qui brille dans la nuit.

      Citroën ! Citroën !
      Le lampion du bordel capitaliste, 1933

      Lanterne du bordel capitaliste, 1933

      C’est le nom d’un petit homme,
      Un petit homme avec des chiffres dans la tête,
      Un petit homme avec un sale regard derrière son lorgnon,
      Un petit homme qui ne connaît qu’une seule chanson,
      Toujours la même.

      Bénéfices nets…
      Millions… Millions…

      Une chanson avec des chiffres qui tournent en rond,
      500 voitures, 600 voitures par jour.
      Trottinettes, caravanes, expéditions, auto-chenilles, camions…

      Bénéfices nets…
      Millions… Millions…Citron… Citron

      Et le voilà qui se promène à Deauville,
      Le voilà à Cannes qui sort du Casino

      Le voilà à Nice qui fait le beau
      Sur la promenade des Anglais avec un petit veston clair,
      Beau temps aujourd’hui ! le voilà qui se promène qui prend l’air.

      Il prend l’air des ouvriers, il leur prend l’air, le temps, la vie
      Et quand il y en a un qui crache ses poumons dans l’atelier,
      Ses poumons abîmés par le sable et les acides, il lui refuse
      Une bouteille de lait. Qu’est-ce que ça peut bien lui foutre,
      Une bouteille de lait ?
      Il n’est pas laitier… Il est Citroën.

      Il a son nom sur la tour, il a des colonels sous ses ordres.
      Des colonels gratte-papier, garde-chiourme, espions.
      Des journalistes mangent dans sa main.
      Le préfet de police rampe sous son paillasson.

      Citron ?… Citron ?… Millions… Millions…

      Et si le chiffre d’affaires vient à baisser, pour que malgré tout
      Les bénéfices ne diminuent pas, il suffit d’augmenter la cadence et de
      Baisser les salaires des ouvriers

      Baisser les salaires

      Mais ceux qu’on a trop longtemps tondus en caniches,
      Ceux-là gardent encore une mâchoire de loup
      Pour mordre, pour se défendre, pour attaquer,
      Pour faire la grève…
      La grève…

      Vive la grève !

      Jacques Prévert