• Roman national (1)

    Oui, la place Beauvau est l’épicentre de la crapulerie française, cela ne fait aucun doute. Je sais de quoi je parle, j’ai travaillé sous les ordres de tous les ministres de l’Intérieur depuis Mitterrand jusqu’à Valls. Je dois dire que de tous les ministres de l’Intérieur que j’ai connus au cours de ma longue carrière Mitterrand était sans conteste le plus infâme. J’ai soif, qui me donnera un verre d’eau ? La place Beauvau pue à des kilomètres à la ronde, c’est une infection, pour la trouver il suffit de suivre les mouches. La puanteur de la place Beauvau est très spéciale car elle n’est pas causée par une grève des éboueurs, non le quartier est propre en apparence, tout ce qu’il y a de plus propre, les rues sont nettoyées tous les jours à grands jets d’eau par les camions verts de la mairie, et pourtant la place Beauvau pue horriblement et sa puanteur vous agresse à des kilomètres à la ronde, je sais de quoi je parle, j’y ai travaillé pendant plus de cinquante ans. Pasqua avait l’habitude de dire : Allez, on lâche les chiens ! Et Chevènement disait la même chose ! La place Beauvau pue, mais ça a l’air de ne déranger personne à part moi. C’est assez étrange, cette puanteur que personne ne remarque, c’est très français, non ? De tous les ministres de l’Intérieur que j’ai connus, Valls est le seul qui ait cherché à ressembler à un gestapiste, cheveux courts, mâchoire bloquée, yeux méchants, voix grave, dos raide, et surtout ce manteau sombre au col dressé derrière la nuque, bref, lourd clin d’œil à l’électorat Front national. Bien sûr, il n’est pas allé jusqu’à mettre un manteau en cuir comme celui que portaient les officiers de la Gestapo, mais le manteau que portait Valls ministre de l’Intérieur avait la même coupe, et surtout ce col dressé typique des officiers de la Gestapo. Evidemment pas de croix gammée sur son manteau, on lui aurait reproché, quoiqu’en vérité beaucoup de Français auraient trouvé ça très bien. Beaucoup de Français apprécient les symboles nazis, ça leur rappelle Vichy et ils ont la nostalgie de cette France-là. Pour eux, Vichy c’est la France, comme pour beaucoup de ministres de l’Intérieur d’ailleurs. C’est ce qui donne à la place Beauvau cette puanteur tout à fait spéciale. Depuis la « salle de convivialité » où je me trouve, on voit la roseraie, de nouvelles fleurs ont éclos, ça parfume jusqu’ici. La plupart des ministres de l’Intérieur français ont été des espèces de chiens enragés, plus ils étaient enragés et plus ils étaient appréciés par les Français. Tiens, c’est étonnant que Maurice Papon n’ait pas été ministre de l’Intérieur, il avait toutes les dispositions pour le poste. « La vraie France, disait mon père, c’est l’Intérieur. Là, il n’y a plus ni droite ni gauche, la gauche est devenue la droite, la gauche s’est fondue dans la droite et la droite a absorbé l’extrême droite. Il n’y a plus que l’unité nationale. » Mon père avait longtemps caressé le rêve d’entrer à « l’Intérieur », comme il disait. Finalement il avait été nommé au Budget et il dut renoncer à « l’Intérieur ». Alors dès que j’eus les diplômes nécessaires pour postuler, il reporta ses propres espoirs sur moi et son rêve fut exaucé quand je fus nommé à l’Intérieur, même s’il s’agissait d’un poste de subalterne dans un service sans grand prestige de l’administration de la place Beauvau. Mitterrand, qui était ministre de l’Intérieur à ma nomination, me dégoûta dès le premier jour. Et même avant, à cause de ce que je savais déjà sur lui. Toute ma carrière à l’Intérieur fut marquée par le dégoût que j’éprouvais dès le début pour cet homme. D’autres furent séduits par Mitterrand, moi jamais. Mon dégoût se renforça même avec les années. Il eut beau jouer au Sphynx et au monarque éclairé une fois élu président, Mitterrand resta toujours pour moi l’infâme ministre de l’Intérieur (et de la Justice) qu’il avait été. Je me suis traîné hors de ma chambre, j’ai même mis le nez dehors, mais sans aller jusqu’à la roseraie car je risquais d’y rencontrer Dunoyer, et maintenant je retourne dans ma chambre. Je me souviens que la première fois que je suis allé place Beauvau, la puanteur qui y régnait m’a paru insupportable. Mon père, lui, ne sentit rien. Je crus qu’en entrant dans les bureaux du ministère de l’Intérieur j’échapperai à la puanteur, mais ce ne fut pas le cas : ça puait aussi dans les bureaux, et même plus fort encore. Je dus vivre pendant cinquante ans dans la puanteur de la place Beauvau sans jamais m’y habituer. Je tourne en rond dans ma chambre, je peux tourner en rond comme ça pendant des heures, puis quand j’en ai assez de tourner en rond dans ma chambre je sors à nouveau dans le couloir, je marche dans le couloir en jetant un coup d’œil dans les chambres dont les portes sont ouvertes, ce qui est assez fréquent ici, car beaucoup de pensionnaires passent leurs journées à regarder les gens qui passent dans le couloir.

    (à suivre)

    Laurent Margantin

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