RastaPopoulos

Développeur non-durable.

  • La violence, mais pour quoi faire ?, par Anselm Jappe [Pour « aller au-delà du cortège de tête »]
    http://www.palim-psao.fr/article-34399246.html

    Nous republions ici ce texte de 2009 dans le cadre des discussions et contributions actuelles pour aller « au-delà du cortège de tête ».

    L’État laisse donc tomber tous les jolis oripeaux dont il s’est revêtu depuis plus d’un siècle. Mais ce n’est pas un retour en arrière. La situation historique est inédite : l’État s’installe en seul maître du jeu. Dans les trente dernières années, il s’est forgé un arsenal de surveillance et de répression qui dépasse tout ce qu’on a vu, même à l’époque des États dits « totalitaires ». A-t-on déjà imaginé ce qui serait arrivé si les nazis et leurs alliés avaient disposé des mêmes instruments de surveillance et de répression que les démocraties d’aujourd’hui ? Entre surveillance vidéo et bracelets électroniques, échantillons d’ADN et contrôle de toutes les communications écrites et verbales, aucun juif ou gitan n’en aurait réchappé, aucune résistance n’aurait pu naître, tout évadé d’un camp de concentration aurait été repris immédiatement. L’État démocratique actuel est bien plus équipé que les États totalitaires d’antan pour faire du mal et pour traquer et éliminer tout ce qui peut lui faire opposition. Apparemment, il n’a pas encore la volonté d’en faire le même usage que ses prédécesseurs, mais demain ? Une logique fatale pousse les États à faire tout ce qui peut être fait, d’autant plus qu’ils sont les gérants d’un système technologique qui obéit à la même logique. Et on le voit tous les jours dans l’usage des moyens de répression : les prélèvements d’ADN, utilisés au début seulement pour les cas les plus graves, comme les meurtres d’enfants, sont maintenant appliqués couramment pour des vols de scooter ou pour les faucheurs volontaires, et finalement pour tout délit sauf pour les délits financiers (les bonnes âmes de gauche limiteront leur protestation à en demander l’extension à cette catégorie pour lutter contre les « privilèges »).

    […]

    Face au sabotage ou à d’autres formes de « violence », la question est toujours : qui l’exerce, et dans quel but ? La gauche radicale a souvent confondu la violence, même employée pour des buts absolument immanents à la logique marchande, tels les revendications salariales, avec la « radicalité ». Le sabotage pourra tout aussi bien se confondre avec l’affirmation violente d’intérêts particuliers et provoquer des réactions également violentes de l’autre côté : ainsi, les exploitants de terrains cultivés en OGM et saccagés par des faucheurs, ne se sentant pas défendus par l’État, pourraient recourir à des agences de sécurité privées. Le « maintien » émancipateur d’un mouvement d’opposition, même s’il démarre sur de bonnes bases, n’est jamais garanti – il pourra toujours basculer dans un « populisme » qui dépasse tout « clivage gauche-droite ». La transformation de certains mouvements de résistance à l’État en mafias qui luttent seulement pour elles-mêmes (comme les FARC en Colombie) est hautement significative. Et une fois que les « communes » dont parle L’Insurrection (et dont la conception rappelle quelque peu quelques-uns des survivalistes nord-américains qui se préparent à l’apocalypse) constateront que le reste de la population ne se met pas sur la même voie, elles ne combattront que pour leur propre compte. Ce ne sera pas le premier cas dans l’histoire récente.

    Déjà en ce moment, au lieu d’une critique du fonctionnement du capitalisme – et donc de la valeur, de l’argent, du travail, du capital, de la concurrence –, on assiste à une « chasse aux managers », à des attaques de leurs villas, à des séquestrations. « On trouve parmi les inculpés [des actes de révolte dans les banlieues] toutes sortes de profils que n’unifie guère que la haine de la société existante, et non l’appartenance de classe, de race ou de quartier », dit L’Insurrection qui vient. Soit. Cependant, le fait de détester la société existante ne veut encore rien dire, il faut voir si c’est pour de bonnes ou de mauvaises raisons. L’islamiste aussi est mû par la haine de cette société, et les supporters fascistes dans les stades crient « All cops are bastards ». Les négristes aussi croient voir des alliances parfaitement imaginaires de tous les ennemis de ce monde, du kamikaze palestinien jusqu’au professeur en grève, des banlieues parisiennes aux mineurs boliviens – pourvu que ça pète… Les sentiments de rejet qu’engendre le monde d’aujourd’hui sont souvent beaucoup plus près de la « haine désincarnée » (Baudrillard) et sans objet que de la violence traditionnelle et ils peuvent difficilement entrer dans une stratégie « politique » quelle qu’elle soit. Et si la guerre civile – la vraie – éclatait, il n’est pas difficile d’imaginer qui seraient les premiers à se trouver réveillés en pleine nuit et collés au mur sans façon, tandis qu’on viole les femmes et qu’on tire sur les enfants…

    #violence #comité_invisible #cortège_de_tête #Anselm_Jappe