Lukas Stella

INTOXICATION MENTALE, Représentation, confusion, aliénation et servitude, Éditions L’Harmattan, 2018. — L’INVENTION DE LA CRISE, 
Escroquerie sur un futur en perdition, Éditions L’Harmattan, 2012. — STRATAGÈMES DU CHANGEMENT De l’illusion de l’invraisemblable à l’invention des possibles Éditions Libertaires, 2009. — ABORDAGES INFORMATIQUES (La machine à réduire) Croyances informatisées dans l’ordre des choses marchandes, Éditions du Monde libertaire - Alternative Libertaire, 2002 — http://inventin.lautre.net/linvecris.html

  • DE L’INSÉCURITÉ PUBLIQUE
    et de quelques moyens d’y remédier

    L’insécurité n’est pas une donnée objective, mais un sentiment. Elle ne se mesure pas à l’aide de statistiques ou de mesures gouvernementales. Difficile à cerner, le sentiment d’insécurité naît d’impressions confuses, désagréables, accumulées au cours du temps. Dans tous les cas, c’est un signal que l’on va mal. On se sent menacé, inquiet, excédé par un trop-plein de rencontres déplaisantes, de vexations, de peurs, d’humiliations. La vie en société ressemble plus à un enfer qu’à un paradis.

    Quels facteurs y concourent ? Ce n’est pas tant l’impertinence de la jeunesse, son côté « sauvageon », qui a toujours à la fois exaspéré et charmé les adultes. Mais plutôt la répétition d’actes imbéciles et méchants, d’autant plus irritants qu’on sait fort bien que leurs auteurs sont eux aussi excédés, mal dans leur peau, comme rendus malfaisants par une vie sociale insatisfaisante. Il n’y a rien de rassurant à constater que le malheur des uns augmente le malheur des autres.

    Une partie des actes qui suscitent le sentiment d’insécurité sont commis par des jeunes de milieu populaire, souvent issus de l’immigration. Il s’agit généralement d’attitudes, de paroles ou de gestes qui témoignent d’un refus de respecter ce qu’on appellerait « les règles élémentaires de la vie en société ». Autrement dit, cette courtoisie, cette civilité, cette urbanité, qui font qu’on peut vivre ensemble dans une ville tout en étant différents. C’est évidemment le signe que la ville n’est plus un lieu où vivre ensemble, de quelque culture qu’on soit.

    Pour une large part, il s’agit d’agressions, verbales ou physiques, justifiant le droit du plus fort à écraser le plus faible. C’est la logique de la compétition poussée à l’extrême. L’esprit capitaliste à l’état pur, porté par ceux qui n’ont pas la chance de posséder un capital.

    C’est souvent un comportement en bande, où l’union fait la force, dont l’usage permet de se venger de l’humiliation passée en la faisant subir à celui ou celle qui, isolé(e) face à la bande, se trouve momentanément en position de faiblesse. Effet pervers d’une solidarité vécue sur le mode de l’exclusion, qui bafoue le sentiment de fraternité, fondement de toute véritable démocratie. Les exclus du système pratiquent ainsi la logique dont ils souffrent pour exclure à leur tour les victimes qu’ils trouvent sur leur chemin. A cet égard, ces délinquants sont de bons élèves, qui suivent aveuglément les principes qu’on leur a inculqués, mais dont l’esprit de concurrence n’a pas trouvé d’emploi. Leur conduite est semblable à celle des gagneurs de l’entreprise capitaliste, à la différence près qu’ils n’ont pas de terrain économique où l’exercer. Dès lors, ils le font au hasard, sur un territoire qui n’est pas fait pour ça.

    Parmi les bandes qui agissent ainsi, il en est de plus perverses, par ailleurs supposées défendre les faibles. Il s’agit par exemple de certaines patrouilles de forces de l’ordre, fonctionnant dans la même logique que les voyous auxquels ils sont supposés s’affronter. La revanche de l’humilié, qui à son tour humilie les autres, peut aussi s’appuyer sur la part de pouvoir que s’arroge le petit fonctionnaire, imbu d’une force qui lui est fournie par procuration. Au lieu d’agir en frère secourable, il se comporte en parâtre vengeur, et augmente d’autant le sentiment d’insécurité des citoyens.

    Face à ces situations, si l’on pense que la guerre est une bonne réponse et qu’il faut augmenter la répression, au risque de susciter des réponses encore plus violentes, il est alors logique d’élire des gens de droite ou d’extrême-droite, dont c’est le rôle politique de défendre l’ordre à tout prix. Avec le fascisme au pouvoir, c’est la violence qui devient l’institution centrale, en balayant la démocratie. Il n’y a plus de sentiment d’insécurité, parce que les individus, privés de leurs droits de citoyens, sont désormais dans l’insécurité totale face à l’Etat. C’est la terreur qui devient souveraine. La droite classique, en principe, exprime quant à elle le point de vue d’une minorité de possédants pour qui la sécurité provient du travail des autres et l’insécurité des risques que ceux-ci se révoltent. Propagande et autorité sont alors les outils nécessaires à la paix sociale.

    La primauté de l’économie sur toute autre considération est dans la logique du capitalisme, pour lequel toute la vie sociale doit se soumettre à la nécessité de conserver la disparité entre les possédants et les autres. Dans cette logique, le sentiment d’insécurité est un moteur d’élimination des faibles. C’est sans doute pourquoi la droite le met en avant et propose des moyens de lutte qui, en fait, le renforcent. En cas d’urgence, elle pourrait même recruter les voyous et confier provisoirement le pouvoir à des bandes fascistes.

    La gauche, en principe, est porteuse d’un projet de justice sociale, où l’économie devrait obéir à d’autres impératifs. C’est en tout cas l’argument qu’elle se donne auprès du peuple. L’idéal qu’on lui reconnaît se rattache à des utopies qui dessinent un monde juste, fraternel, égalitaire. Mais en réalité, deux déviations l’ont éloignée de cet objectif. La première est le rattachement à l’idéologie soviétique, qui pose le capitalisme d’Etat comme étape intermédiaire vers l’avènement d’une société juste. Les gens n’ont plus d’autonomie et deviennent les pions d’une Masse qu’il convient de manipuler. L’Histoire a montré que ce système constituait en fait une redoutable dictature. La seconde déviation, plus moderne, confie à la gauche le soin de réguler les tensions sociales du capitalisme. Il ne s’agit plus de changer la vie, mais seulement d’aménager le système. Les promesses de fraternité ne sont alors qu’un argument publicitaire à destination du peuple. On fait ainsi carrière dans la gauche comme dans la droite, et les gens ne voient plus de différence entre les deux.

    Comme les sociologues l’ont constaté, les variations du chômage et autres indicateurs économiques n’influent que peu sur le sentiment d’insécurité et le cortège de petite délinquance qui l’accompagne. L’impression de mal-être dépend plus de la suprématie de l’économie que de ses fluctuations. Les suicides de jeunes, les tueries absurdes
    par désespoir, les actes irrationnels de malveillance, sont des manifestations d’une perte de confiance dans le social. Or l’homme n’est que social. Lorsqu’il oublie le sens des autres, il perd son humanité. Toutes les aberrations sont alors possibles.

    Quand la gauche vend son âme au capitalisme, elle fait le sale boulot à la place de la droite. Ainsi a-t-on vu le gouvernement de gauche de Lionel Jospin faire passer la sûreté nationale (nom officiel de la sécurité publique) avant le bien-être des gens, y compris dans l’école. Faute d’une politique effectivement fraternelle et sociale, on a cédé aux solidarités de caste. On a fait passer des lois réactionnaires pour donner plus de pouvoir à la police et punir encore plus les comportements ludiques ou déviants. On propose même de rouvrir les bagnes pour enfants et on traque les relations sexuelles au nom de la protection de l’enfance. La liberté se cache derrière les juges et la fraternité n’a même plus de sourire sur le visage des politiciens.

    Le pire est à craindre si ne se lève pas une nouvelle génération de gens de gauche, pour qui le sentiment d’insécurité doit se résoudre par le développement de pratiques sociales, fraternelles, culturelles, et amoureuses. Avant de proposer le pouvoir de dire non, il faut affirmer la liberté de pouvoir dire oui. Ne plus diriger, assister, contrôler, mais ouvrir des espaces de liberté, favoriser l’autonomie, laisser s’exprimer les différences.

    En attendant d’abolir le capitalisme, on peut lui rogner les ailes. Imposer la démocratie à l’intérieur des entreprises, en ôtant leur pouvoir de nuire aux actionnaires. Et surtout, s’occuper d’autre chose que d’économie. Mettre en place des zones d’échanges, de fête et de fraternité. Créer un climat de confiance et d’amour entre les gens qui n’ont pas de pouvoir à prendre. Développer partout où c’est possible des structures de démocratie participative. Coopérer au lieu d’entrer en compétition. Cesser de soutenir les professionnels de la politique. Mettre en place une vraie écologie humaine. Rendre communautaires les espaces publics. Laisser parler ceux qui ont quelque chose à dire. Faire taire la propagande, commerciale ou politique. Laisser baiser ceux qui ont envie de le faire. Faire cesser les atteintes à la

    liberté de disposer de son propre corps. Laisser chanter, danser, peindre, écrire, jouer de la musique, tous ceux qui ont le désir de s’exprimer, sans impératif de rentabilité. Laisser fumer des herbes enivrantes à ceux qui aiment ça. Enlever le contrôle des médias aux politiques et aux sociétés commerciales. Dénoncer la laideur des urbanismes et y porter remède. Créer des lieux de discussion pour décider ensemble de quoi faire dans le social. Etc.

    Surtout ne pas inventer de nouveau parti.

    Paul Castella, mai 2002.
    Décédé le 3 octobre 2017 au Maroc
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