Eva Thomas : celle qui en 1986 a brisĂ© le silence sur lâ#inceste - LâObs
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Pour ma gĂ©nĂ©ration, les abus sexuels sur les enfants sont indiscutablement lâun des pires crimes que lâon puisse imaginer, des crimes ignobles, insupportables. Dans les annĂ©es 1990, lâaffaire Dutroux et ses marches blanches ont retenti dans les esprits et angoissĂ© une gĂ©nĂ©ration de parents. "Ton corps est ton corps", nous apprenait-on alors Ă lâĂ©cole.
Il fut pourtant un temps, pas si lointain, oĂč il en fut autrement. Comme le rappelait un excellent article du "Monde", "notre morale sexuelle a basculĂ© sur la pĂ©dophilie".
Dans les annĂ©es 1970, dans un contexte de libĂ©ration sexuelle post-Mai-68, des intellectuels lâont dĂ©fendue et leurs idĂ©es ont Ă©tĂ© diffusĂ©es dans les colonnes de plusieurs titres de presse (dont "LibĂ©ration"). Les pro-pĂ©dophiles sâappuyaient sur les thĂ©ories freudiennes en Ă©levant les enfants en figures ultrasexualisĂ©es, sans se prĂ©occuper dâun quelconque traumatisme et de lâabsence de consentement.
Au milieu des années 1980, la société entame un profond basculement sur ce qui deviendra le symbole du mal absolu. Les violences sexuelles ou abus sont dénoncés dans un discours nouveau.
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Une femme courageuse a incarné ce virage : Eva Thomas, qui a désormais 75 ans.
Eva Thomas chez elle Ă Grenoble, le 6 octobre 2017. (Emilie Brouze)
Elle me reçoit un vendredi dâoctobre dans son appartement biscornu, au dernier Ă©tage dâun immeuble grenoblois. Il faut Ă©couter son histoire car elle raconte un changement sociĂ©tal, lâhistoire universelle dâune prise de conscience par la libĂ©ration de la parole. Eva Thomas est aussi un formidable exemple de combativitĂ© et de rĂ©silience.
"Jâaimerais sortir de la honte"
Le 2 septembre 1986, Ă 22 heures passĂ©es, son visage est apparu sur Antenne 2, dans "les Dossiers de lâĂ©cran". LâĂ©mission de dĂ©bat de sociĂ©tĂ©, trĂšs populaire, sâattaque ce mardi soir au tabou suprĂȘme : lâinceste.
Sur le plateau, trois femmes victimes de pĂšres ou de frĂšres incestueux ont acceptĂ© de tĂ©moigner. Deux sont filmĂ©es de dos, deux silhouettes anonymes. Et une troisiĂšme â câest une premiĂšre â parle face Ă la camĂ©ra.
"Jâai choisi de tĂ©moigner Ă visage dĂ©couvert parce que jâaimerais sortir de la honte", affirme sur le plateau celle qui vient de signer un livre dans lequel elle relate le viol commis par son pĂšre, quand elle avait 15 ans.
"Jâai envie de dire aux femmes qui ont vĂ©cu ça quâil ne faut pas avoir honte."
Des cheveux gris entourent son visage animĂ© par ses grands yeux brillants qui oscillent Ă droite et Ă gauche. Eva Thomas paraĂźt terriblement Ă©mue Ă lâĂ©cran.
31 ans plus tard, elle sâen souvient comme dâun moment exaltant mais Ă©prouvant. "Jâavais lâimpression de me jeter dans le vide", dit-elle dans sa petite cuisine, en buvant un cafĂ©.
Le saut dans le vide
Quelques jours avant lâĂ©mission, Eva Thomas a averti sa famille par Ă©crit de la publication sous pseudo du "Viol du silence" (Ă©d. Jâai lu, 2000), ainsi que de son intervention tĂ©lĂ©visĂ©e devant la France entiĂšre. Elle sâinterroge. Quels dĂ©gĂąts cela provoquera-t-il ?
On allait bientĂŽt la reconnaĂźtre dans la rue, lui envoyer des courriers par piles, lâinterviewer partout. Eva Thomas est dĂ©terminĂ©e quand elle prend la parole sur le plateau, ça sâentend. Elle parle posĂ©ment, sans retenue.
"Je nâavais aucune idĂ©e de ce qui allait se passer aprĂšs, mais ce nâĂ©tait pas possible pour moi de ne pas le faire", relate-t-elle aujourdâhui.
Elle avait en tĂȘte, avant de prendre la parole, des images dâexplosion, comme des vitres qui se brisent ou des petites bombes qui sautent. Elle voulait Ă tout prix rompre le silence, sâattaquer Ă "lâattitude hypocrite et lĂąche de la sociĂ©tĂ© face Ă lâinceste".
"Rien ne pouvait mâarrĂȘter."
Aveuglement et surdité
Il y avait, Ă lâĂ©poque, une forme "dâaveuglement et de surditĂ©" Ă lâinceste, explique Anne-Claude Ambroise-Rendu, auteure de "Histoire de la pĂ©dophilie" (Ă©d. Fayard, 2014). Il est alors considĂ©rĂ© comme un micro-phĂ©nomĂšne, quâon pensait cantonnĂ© Ă la France rurale et reculĂ©e.
Le mot ne figure pas tel quel dans lâancien Code pĂ©nal et si la loi lâinterdit, il est aussi implicitement dĂ©fendu dâen parler.
Par son intervention, Eva Thomas va faire prendre conscience dâun phĂ©nomĂšne beaucoup plus courant et massif quâimaginĂ©. Son ouvrage "a crĂ©Ă© les conditions dâun dĂ©bat Âpublic", analysait dans Le Monde Denis Salas, prĂ©sident de lâAssociation française pour lâhistoire de la justice.
La tĂ©lĂ©vision, comme mĂ©dia de masse, a Ă©tĂ© un puissant vecteur de ce changement sociĂ©tal. "Il a permis de voir et dâentendre ces victimes", complĂšte Anne-Claude Ambroise-Rendu. "Il offre la possibilitĂ© de lâempathie, de lâĂ©motion et de lâidentification." A ce moment, le visage dâEva Thomas, en plan serrĂ© sur Antenne 2, se suffit Ă lui-mĂȘme.
Ce soir de septembre 1986, "une avalanche" dâappels submerge le standard des "Dossiers de lâĂ©cran", le "SVP 11-11". Beaucoup relatent des rĂ©cits similaires. Une retraitĂ©e citĂ©e dĂ©crit ainsi "lâenfer dâĂȘtre violĂ©e par son pĂšre" :
"Cela me marque encore aujourdâhui."
"Pas dâinceste heureux"
Et puis, plus tard, le mĂ©diateur de lâĂ©mission fait entendre dâautres voix, celles de tĂ©lĂ©spectateurs semblant dĂ©couvrir que lâinceste relĂšve de lâinterdit. Des paroles reprĂ©sentatives de lâĂ©tat dâesprit dâune partie de la population, que la fin du silence ennuie et qui prĂ©fĂšre parler de "lâinceste avec consentement". Une parole difficilement concevable aujourdâhui.
"Je suis amoureux de ma fille adoptive. Pourquoi semez-vous la zizanie dans les familles ?", dit un mĂ©decin. Un agent technique assume aimer caresser sa fille de 10 ans. "Jâai des relations quotidiennes avec ma fille de 13 ans", tĂ©moigne aussi un ingĂ©nieur.
"Pourquoi empĂȘchez-vous les gens dâĂȘtre heureux ?"
Pendant que le mĂ©diateur lit ces rĂ©actions, le visage dâEva, abasourdie par ce quâelle entend, est en gros plan sur lâĂ©cran. Son expression est plus parlante que des mots. On lâinterroge. "Je pense quâentre un parent et un enfant, il nây a pas dâinceste heureux", rĂ©agit-elle.
"En tout cas, pour lâenfant ce nâest pas vrai. Lâenfant subit une violence."
DĂ©clencheur
A la fin de lâĂ©mission, apparaissent les coordonnĂ©es de lâassociation quâelle a crĂ©Ă©e Ă lâautomne 1985 Ă Grenoble, "SOS inceste". Elle croulera sous les appels et les courriers les jours dâaprĂšs.
Ce numĂ©ro des "Dossier de lâĂ©cran" fut retentissant. La presse sâen fait largement lâĂ©cho. "On parlait partout de lâinceste, câĂ©tait assez extraordinaire", se souvient Eva Thomas.
Eva Thomas sur le plateau dâ"Antenne 2", en 1986, dans un article publiĂ© sur VSD
Son tĂ©moignage a agi comme un "dĂ©clencheur", confirme lâhistorienne Anne-Claude Ambroise-Rendu. Deux autres Ă©missions dĂ©nonçant les abus sexuels sur les enfants ont Ă©tĂ© importantes â "MĂ©diations" (TF1), en 1989, Ă laquelle participa Eva Thomas, et un numĂ©ro spĂ©cial de "Bas les masques", animĂ© par Mireille Dumas, en 1995.
Sur les plateaux comme dans son livre, Eva Thomas parle des dĂ©gĂąts causĂ©s par les abus sexuels â ce qui, Ă lâĂ©poque, avait Ă©tĂ© mis de cĂŽtĂ©. "Dans les annĂ©es 70, les psys que je suis allĂ©e consulter mâont rĂ©pondu que jâavais le droit de coucher avec mon pĂšre", relate la rĂ©Ă©ducatrice Ă la retraite. Pour une partie des mĂ©decins, les abus nâĂ©taient que le fruit de lâimagination ou de "fantasmes".
Son premier livre, "Le viol du silence", est le rĂ©cit, portĂ© par lâĂ©nergie de la colĂšre, dâune lutte.
"La bagarre quâil a fallu que je mĂšne toute seule, comme beaucoup de personnes Ă cette Ă©poque-lĂ , pour me sauver."
Le silence
Eva Thomas parle trĂšs bien du mĂ©canisme du silence dont elle sâest Ă©chappĂ©e. Parce que ce quâelle avait vĂ©cu Ă©tait inimaginable, vide de sens, elle Ă©tait sur le lit de ses parents comme pĂ©trifiĂ©e quand elle a Ă©tĂ© violĂ©e.
Les jours dâaprĂšs, elle a tout gardĂ© pour elle. "Jâavais lâimpression que si ces mots sortaient, jâallais tout dĂ©truire et que jâallais le tuer [son pĂšre, ndlr]", racontait-elle sur le plateau des "Dossiers de lâĂ©cran".
Elle nâa pas sombrĂ© parce quâelle sâest accrochĂ©e Ă son projet de jeune fille rebelle quâelle Ă©tait : devenir institutrice, comme sa tante. LâĂ©criture et la publication du "Viol du silence" a Ă©tĂ©, Ă lâĂąge de 44 ans, libĂ©rateur. Elle nâavait plus peur. Enfin, les choses rentraient dans lâordre : elle pouvait exister entiĂšrement.
"Il faut que les femmes parlent, Ă©crivent les violences sexuelles vĂ©cues dans leur enfance, parce que parler, câest dĂ©jĂ agir", Ă©crit-elle sur ces pages.
"Il faut oser nommer les violences subies, Ă©crire les dĂ©gĂąts sur nos vies de femmes pour que les pĂšres prennent conscience de la gravitĂ© de leurs gestes, pour quâon puisse faire de nouvelles hypothĂšses Ă partir de la rĂ©alitĂ© et non du mythe."
Son ancien compagnon, le pĂšre de sa fille unique, a Ă©tĂ© le premier homme auprĂšs de qui elle sâest confiĂ©e. Câest lui qui lâa convaincue dâĂ©crire une lettre Ă son pĂšre. Alors quâelle entamait lâĂ©criture de son livre, ce dernier a reconnu les faits et lui a demandĂ© pardon â "une chance incroyable", prĂ©cise-t-elle. Il a lu son livre, aussi.
"Il mâa dit que jamais il nâavait imaginĂ© que ça provoquerait de tels dĂ©gĂąts sur ma vie."
Quand Eva Thomas, nĂ©e dans une famille dâartisans, revient dans son village normand, une ouvriĂšre de sa grand-mĂšre couturiĂšre lui demande de venir la voir. Sur la table, un exemplaire du "Viol du silence".
"Tu lâas lu ?" sâenquiert-elle.
"â Oui, tout le village lâa lu."
Personne ne lâa jamais embĂȘtĂ©e Ă ce sujet, ici. "Dans le village, il y a deux clans", explique la voisine.
"Ceux qui trouvent que tu es une vraie hĂ©roĂŻne dâavoir fait ça, et les autres qui trouvent que câest un scandale : on nâattaque jamais ses parents."
"Bravo, vous ĂȘtes restĂ©e en vie"
Dans les courriers qui lui sont adressĂ©s aprĂšs "Les Dossiers de lâĂ©cran", de nombreuses femmes remercient Eva Thomas dâavoir exprimĂ© ce quâelles avaient vĂ©cu. "Je nâaurais jamais imaginĂ© lâampleur du dĂ©sastre", commente la rĂ©Ă©ducatrice. "Il y avait un tel besoin de paroles..." Internet nâexistait pas encore pour les recueillir.
Dans certaines lettres, des femmes lui racontent avoir vĂ©cu lâenfermement psychiatrique aprĂšs avoir parlĂ©.
"Je me suis rendue compte que jâavais eu de la chance de me taire â jâavais fait une anorexie mentale pendant quelques mois, mais je nâai rien dit. Je pense quâĂ cette Ă©poque-lĂ , câĂ©tait le seul moyen de survie. On savait que ce nâĂ©tait pas audible, quâon ne nous Ă©couterait pas."
Quand elle est invitĂ©e Ă participer Ă des dĂ©bats public sur le sujet ("Inceste : fantasme ou rĂ©alitĂ© ?"), Eva Thomas lit des extraits de ces courriers â on le lui demande. Elle devient une porte-parole.
Au tĂ©lĂ©phone, les membres de lâassociation SOS inceste se relaient pour Ă©couter les victimes. "On rĂ©pondait avec son cĆur, en positivant. On leur disait âbravo, vous ĂȘtes restĂ©e en vieâ. On essayait de les doper psychologiquement : âRacontez-nous comment vous avez survĂ©cuâ.
"Câest vrai quâarriver Ă survivre à ça sans se suicider, câest une victoire. Moi aussi je suis passĂ©e par des moments terribles oĂč le suicide Ă©tait quelque chose de toujours possible, presque sĂ©curisant.
JusquâĂ la parution de mon livre, jâai vĂ©cu ma vie au jour le jour, en survie."
"Vous ĂȘtes la premiĂšre Ă qui je le dis"
La libĂ©ration de la parole qui Ă©clate dans les annĂ©es 80 est euphorisante. "Ăa a Ă©tĂ© une espĂšce de jubilation collective dans les groupes de paroles", se souvient Eva Thomas. CâĂ©tait joyeux, au point de dĂ©sarçonner un journaliste venu en reportage dans le local associatif. "On se vivait comme des guerriĂšres, des combattantes", dĂ©crit Eva Thomas.
"CâĂ©tait extraordinaire de voir Ă quel point on Ă©tait heureuses de se retrouver face Ă quelquâun qui nous comprenait puisquâon avait vĂ©cu les mĂȘmes trajets, on Ă©tait passĂ©es par les mĂȘmes chemins.
CâĂ©tait trĂšs rassurant quand on en parlait ensemble parce que tout Ă coup, Ă force dâentendre les mĂȘmes mots, les mĂȘmes phrases, les mĂȘmes itinĂ©raires, la façon dont on sâĂ©tait battue chacune de notre cĂŽtĂ©, il y avait une forme de normalitĂ© qui ressortait.
Nous, qui nous Ă©tions fait jeter avec lâidĂ©e quâon Ă©tait un peu folles, hystĂ©riques, rĂ©alisions quâon avait eu des rĂ©flexes normaux, en rĂ©action Ă un traumatisme."
A Grenoble, oĂč Eva Thomas vit depuis 30 ans, on la reconnait et on lâaborde, Ă lâimage de cette dame ĂągĂ©e avec son cabas, un jour de marchĂ©.
"Vous ĂȘtes Eva Thomas ? Merci Madame, merci, parce que jâai vĂ©cu ça quand jâĂ©tais petite et je nâen ai jamais parlĂ©. Vous ĂȘtes la premiĂšre Ă qui je le dis."
La dame a refusĂ© un cafĂ© : "Non, merci. Ăa me suffit de vous lâavoir dit."
Silence dans la petite cuisine grenobloise.
"Câest Ă©mouvant, hein ? Ăa mâest arrivĂ© plusieurs fois."
Le procĂšs de Saint-Brieuc
La libĂ©ration de la parole a un autre effet mĂ©canique, relĂšve Anne-Claude Ambroise-Rendu : le nombre dâaffaires jugĂ©es augmente. "Vous nous en avez donnĂ©, du travail", a un jour glissĂ© Ă Eva Thomas quelquâun du monde judiciaire.
AprĂšs la publication de son livre, la rĂ©Ă©ducatrice comprend lâimportance pour les victimes de la reconnaissance par la justice. Lâinceste doit ĂȘtre puni :
"Toute ma bagarre Ă©tait de faire reconnaĂźtre que câĂ©tait un crime et que ça se traitait dâabord au tribunal. Peut-ĂȘtre que les psys avaient des choses Ă faire avec les gens qui allaient mal, mais câest dâabord une histoire de droit. Quand il a Ă©tĂ© bafouĂ©, on va au tribunal."
Eva dit quâelle a vĂ©cu des "rencontres formidables" pendant cette pĂ©riode, par ailleurs Ă©puisante Ă©motionnellement.
“Jours dâinceste” : mon pĂšre, ce violeur
"Jâavais toujours dit que je partirais quand le dĂ©bat serait bien lancĂ©, que je laisserais les autres continuer", se remĂ©more-t-elle. En 1989, elle sâapprĂȘte Ă sâen aller, quand a lieu le "procĂšs de Saint-Brieuc".
Claudine, qui a tĂ©moignĂ© dans lâĂ©mission "MĂ©diations" sur TF1, est jugĂ©e pour diffamation. Une Ă©preuve. "Tout Ă©tait Ă lâenvers", se souvient Eva Thomas, entendue comme tĂ©moin.
"Le procureur de la République défendait le violeur, le pÚre de Claudine."
Claudine a Ă©tĂ© condamnĂ©e Ă un franc symbolique. "Elle a Ă©tĂ© condamnĂ©e parce que câest interdit de parler dâun crime prescrit. Je ne lâavais pas compris."
"Moi qui croyais en la Justice comme on croit en Dieu, je me suis effondrée."
"Je ne suis pas victime Ă vie"
Eva Thomas est rentrĂ©e du procĂšs dans un Ă©tat terrible. "Je titubais comme une femme saoule, ma tension a chutĂ© sans raison, je ne tenais plus debout. Ma tĂȘte ne fonctionnait plus, je nâarrivais plus Ă penser. Comme si le fait dâĂȘtre interdit de parole, comme si tout ce que jâavais fait Ă©tait interdit par la loi."
Elle sâen remettra en demandant officiellement Ă changer, sur sa carte dâidentitĂ©, son prĂ©nom de naissance pour Eva. Une forme de reconnaissance juridique â la force des symboles quâelle aime tant. "On a du mal Ă lâimaginer mais ça a Ă©tĂ© magique pour moi."
Eva Thomas retrouvera la force dâĂ©crire un second livre, "Le Sang des mots" (Ă©d. DesclĂ©e de Brouwer), paru en 1992. Puis elle sâĂ©clipsera pour se concentrer Ă sa vie, avec "gourmandise et bonheur".
"Je ne suis pas victime Ă vie, je vais vivre ma vie comme tout le monde."
Dâune maniĂšre radicale, elle tourne la page. Elle quitte lâassociation, brĂ»le une partie des Ćuvres quâelle a crĂ©Ă©e ces annĂ©es-lĂ , consume dans les flammes les lettres reçues :
"Je me disais que je ne pouvais pas garder les courriers des victimes. Jâai tout mis dans un grand seau dâeau, jâai fait de la pĂąte Ă papier et jâai fabriquĂ© une espĂšce de masque que je suis allĂ©e brĂ»ler dans la nature. Pour moi, symboliquement, câĂ©tait important."
Une cicatrice comme une autre
JusquâĂ leur dĂ©cĂšs, au dĂ©but des annĂ©es 2000, Eva Thomas a entretenu une relation apaisĂ©e avec ses parents, une fois le pardon acceptĂ©.
"A partir du moment oĂč tout Ă©tait clair, oĂč tout avait Ă©tĂ© dit, je me suis rĂ©conciliĂ©e avec eux. RĂ©guliĂšrement, je suis allĂ©e passer des vacances chez eux. JâĂ©tais heureuse dâĂȘtre avec mes parents."
Il est encore Ă©prouvant pour elle de puiser dans ses souvenirs pour raconter son histoire alors que depuis des annĂ©es la retraitĂ©e, dĂ©corĂ©e de la LĂ©gion dâhonneur en 2004, nây pense plus.
"On peut vivre avec cette cicatrice-lĂ comme avec une autre", assure-t-elle avec conviction. Les robes multicolores quâelle coud habillent son salon et sa chambre Ă coucher. La rayonnante retraitĂ©e a atteint une forme de "sĂ©rĂ©nitĂ© joyeuse".
Mais voilà que récemment, elle a "repris la bagarre". Eva Thomas aimerait que les moins de 15 ans soient protégés par un article de loi spécifique. Avec une amie avocate, elles soutiennent un tel changement législatif :
"On demande que ce soit clair, que ce qui constitue le crime, câest lâĂąge de lâenfant. Les agresseurs ne pourront ainsi plus se dĂ©fendre en disant quâil Ă©tait consentant, quâil nâa rien dit, quâil a pris du plaisir, etc."
Elle croit que câest le bon moment. RĂ©cemment, un homme a Ă©tĂ© renvoyĂ© en justice pour "atteinte sexuelle" et non "viol", pour avoir eu des relations sexuelles avec une enfant de 11 ans.
"Je pense quâil y a encore quelque chose Ă faire."