• Débat. Abolir les frontières coloniales en Afrique

      Pour le penseur camerounais Achille Mbembe, la prochaine phase de la décolonisation de l’Afrique est l’abolition des territoires hérités de la colonisation.


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    • Débat. Abolir les frontières coloniales en Afrique

      Publié le 26/05/2017 - 17:21

      Pour le penseur camerounais Achille Mbembe, la prochaine phase de la décolonisation de l’Afrique est l’abolition des territoires hérités de la colonisation.

      La gouvernance de la mobilité humaine pourrait bien être le principal problème auquel sera confronté le monde en cette première moitié de XXIe siècle. À l’échelle internationale, les effets conjugués d’un capitalisme rapide et d’une saturation du quotidien par les technologies numériques et informatiques ont conduit à l’accélération et à l’intensification des connexions. À ce titre, nous vivons une époque d’interdépendance planétaire. Or, où que l’on regarde, la tendance est résolument au repli sur soi. Si elle persiste, elle débouchera sur un monde de plus en plus confiné, fait de toutes sortes d’enclaves, de culs-de-sac et de frontières mouvantes, mobiles et diffuses.

      Le pouvoir de décider qui peut se déplacer, où et dans quelles conditions sera au cœur de luttes politiques sur la souveraineté. Le droit des ressortissants étrangers à franchir les frontières d’un pays d’accueil et à entrer sur son territoire n’a certes pas encore été officiellement aboli. Mais, comme le montrent les innombrables événements auxquels nous assistons actuellement, il devient de plus en plus procédural et peut être suspendu ou révoqué à tout instant, sous n’importe quel prétexte.

      Si nous sommes à deux doigts d’en arriver là, c’est parce qu’un nouveau régime sécuritaire mondial est en train de prendre corps. Un régime caractérisé par l’externalisation, la militarisation et la miniaturisation des frontières, une infinie segmentation et restriction des droits et le déploiement quasi généralisé de techniques de pistage et de surveillance, perçues comme la méthode de prévention idéale. Or sa fonction première est de faciliter la mobilité de certaines personnes tout en l’interdisant ou en la refusant à d’autres. Ce régime sécuritaire ouvre la voie à des formes inédites de violence raciale, ciblant le plus souvent des minorités, des individus dépossédés de leurs droits et déjà vulnérables. Une violence entretenue par de nouvelles logiques de rétention et d’emprisonnement, d’expulsion et de refoulement.

      De plus, la mobilité est aujourd’hui plus volontiers définie en termes géopolitiques, militaires et sécuritaires. Théoriquement, les individus présentant un profil à faible risque ont toute latitude pour se déplacer. Dans les faits, l’évaluation du risque sert surtout à justifier un traitement inégal et discriminatoire fondé sur des critères de couleur de peau.

      Alors que la tendance à la balkanisation et au repli sur soi se confirme, la redistribution inégale des capacités à négocier les frontières à l’échelle internationale devient un caractère dominant de notre époque. Dans les pays du Nord, le racisme anti-immigrés ne cesse de gagner du terrain. Les “non-Européens” et les “non-Blancs” sont soumis à des formes de violence et de discrimination plus ou moins flagrantes.

      La rhétorique même du racisme a changé : les concepts de différence et d’extranéité sont désormais ouvertement analysés en termes culturels ou religieux.

      À l’échelle mondiale, il s’agit à présent de priver autant de personnes que possible du droit à la mobilité, ou du moins de l’assortir de règles draconiennes qui, objectivement, empêchent tout déplacement. Lorsque ce droit à la mobilité est reconnu et accordé, on déploie autant d’efforts pour rendre le droit de séjour aussi incertain et précaire que possible. Dans ce modèle ségrégationniste de circulation mondiale, l’Afrique est doublement pénalisée, de l’extérieur et de l’intérieur.

      Double handicap

      Pratiquement tous les pays considèrent aujourd’hui les migrants africains comme des indésirables. Parallèlement, l’Afrique, elle-même aux prises avec des centaines de frontières intérieures qui renchérissent les coûts de la mobilité au point de les rendre prohibitifs, reste à la traîne et ressemble de plus en plus à une prison à ciel ouvert.

      Pour contenir les flux migratoires d’Afrique subsaharienne, l’Europe finance ainsi les pays d’origine et de transit afin que les candidats à l’exil y restent ou ne puissent jamais traverser la Méditerranée. À cet égard, l’objectif ultime du fonds fiduciaire d’urgence de l’Union européenne pour l’Afrique est de fermer aux Africains toute voie de migration légale un tant soit peu crédible.

      En échange d’argent, des régimes africains brutaux et corrompus sont chargés d’emprisonner les migrants africains et de retenir chez eux les demandeurs d’asile. Beaucoup de ces pays sont devenus des rouages essentiels du système d’expulsions et de rapatriements forcés sur lequel repose la politique migratoire antiafricaine de l’Europe.

      De fait, aucun voyageur muni d’un passeport africain – ou aucun individu d’origine africaine – n’est aujourd’hui à l’abri d’une fouille abusive ou d’une détention arbitraire.

      Rares sont ceux qui échappent aux interminables contrôles d’identité inquisiteurs dans les aéroports et dans les trains, sur les autoroutes ou aux barrages routiers. Rares aussi ceux qui bénéficient du droit à une audition équitable avant d’être maintenus en zone d’attente ou refoulés.

      Aux frontières et autres points de contrôle, ils figurent presque systématiquement parmi les personnes soumises à des contrôles sévères ou scrupuleusement et intégralement fouillées. Constamment sous la menace d’un contrôle au faciès, ils sont presque toujours parmi ceux qui sont interdits d’entrée ou pénalisés.

      La mobilité, vecteur de changement

      Les pays postcoloniaux d’Afrique n’ont pas su se doter d’un cadre législatif commun pour coordonner leur politique de gestion des frontières, de modernisation des registres d’état civil, de libéralisation des visas ou du traitement de ressortissants de pays tiers résidant légalement dans des États membres. La fin du pouvoir colonial n’a pas laissé place à une ère nouvelle garantissant à tous la liberté de circuler. Les frontières coloniales sont au contraire devenues intangibles et aucune initiative décisive en faveur d’une intégration régionale n’a été entreprise. À l’exception de la Communauté économique des États d’Afrique occidentale (Cédéao), le droit à la mobilité à l’intérieur et au-delà dees frontières nationales et régionales reste une illusion.

      À une époque où tout va très vite, la mobilité lente coïncide systématiquement avec la couleur de peau et, paradoxalement, le continent africain est lui-même pris au piège de la lenteur.

      Cela n’a pas toujours été le cas.

      Pour élaborer une politique migratoire centrée sur l’Afrique, les catégories et concepts empruntés au lexique occidental, comme “intérêt national”, “risques”, “menaces” ou “sécurité nationale” ne nous sont d’aucune utilité. Ils renvoient à une philosophie des déplacements et à une philosophie de l’espace qui reposent entièrement sur le présupposé de l’existence d’un ennemi dans un monde hostile. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des traditions profondément ancrées relevant de l’antihumanisme occidental trouvent leur expression la plus manifeste dans les politiques antimigratoires actuelles, utilisées pour mener une guerre sociale à l’échelle mondiale.

      L’Afrique précoloniale n’était certes pas un monde sans frontières, mais lorsqu’il y en avait elles étaient toujours poreuses et perméables. Comme en témoignent les traditions de commerce de longue distance, la liberté de circulation a été un instrument fondamental dans la production de formes culturelles, politiques, économiques et sociales. Les espaces et les territoires ont été délimités et organisés selon le principe de mobilité, principal vecteur de transformation et de changement. Les réseaux, les flux et les carrefours d’influences étaient plus déterminants que les frontières. Le plus important tenait à cette dynamique des flux de déplacement.

      Dans ce régime de confluences souples mais généralisées, une forte mobilité de toutes les strates de la société était également un moyen de surmonter les sentiments de vulnérabilité et d’incertitude. Les frontières politiques permettaient bien entendu de distinguer les premiers arrivants, membres à part entière d’une communauté, des étrangers ou nouveaux venus. Mais la richesse humaine a toujours surpassé la richesse matérielle, et il y a toujours eu des formes d’appartenance multiples. La norme consistait alors à sceller des alliances par les échanges commerciaux, les mariages ou la religion, et à intégrer les nouveaux venus, les réfugiés et les demandeurs d’asile aux communautés existantes.
      Une invention coloniale

      L’État n’était qu’une forme de gouvernement populaire parmi tant d’autres. Et la notion de peuple englobait non seulement les vivants, mais aussi les morts et les enfants à naître, les êtres humains et tous les autres êtres vivants.

      Tout individu, fût-il un ennemi, avait droit à l’hospitalité. Les étrangers qui arrivaient dans un pays dans des dispositions pacifiques n’étaient pas traités en ennemis. Ils avaient toutes les chances de s’intégrer durablement à la population et le droit de séjour temporaire était quasi universel.

      Diviser les territoires par des frontières politiques est une invention coloniale. En instituant un rapport d’hostilité entre la circulation des personnes et l’organisation politique de l’espace, le pouvoir colonial a inauguré une nouvelle phase dans l’histoire de la mobilité en Afrique.
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      En reprenant le modèle de territorialité axé sur l’État, qui délimite des nations aux frontières fermées et bien gardées, les pays africains postcoloniaux ont rompu avec les très anciennes traditions de liberté de circulation qui avaient toujours été le moteur du changement sur le continent. Ce faisant, ils ont adopté la logique antihumaniste inhérente aux philosophies occidentales de mobilité et d’espace et l’ont retournée contre leur propre peuple.

      Depuis, la fétichisation de l’État-nation a provoqué des dégâts considérables sur la destinée de l’Afrique dans le monde. Le coût humain, économique, culturel et intellectuel du régime existant de frontières sur le continent a été colossal. Il est temps d’y mettre un terme. Devenir une vaste zone de liberté de circulation est sans conteste le plus grand défi auquel l’Afrique aura à répondre au XXIe siècle. L’avenir de l’Afrique ne saurait être assuré par des politiques migratoires restrictives ni une militarisation des frontières.
      Démantèlement des États-nations

      Le continent doit s’ouvrir à lui-même. Il doit devenir un grand espace de circulation. C’est pour lui l’unique moyen de se recentrer sur lui-même dans un monde multipolaire. Pour faire de la mobilité la pierre angulaire du nouveau programme panafricain, nous devons renoncer aux modèles migratoires fondés sur des concepts antihumanistes tels l’“intérêt national” et en revenir à nos anciennes traditions de souveraineté mouvante et diffuse et de sécurité collective.

      Sur un continent où l’organisation coloniale a démantelé les frontières des États-nations, et où ceux-ci disposent pourtant encore de quelque capacité à contrôler, à recenser et à surveiller les individus, il est grand temps que les pays africains développent une véritable politique commune de la mobilité, assise sur des instruments juridiquement contraignants.

      Pour réaliser cet objectif d’un continent sans frontières, les méthodes d’identification biométrique et les bases de données interconnectées seront peut-être inévitables. Mais nous devrions utiliser les procédures d’identification et les technologies de sécurité non pour consolider le régime de double confinement auquel l’Afrique a été astreinte, mais pour accroître la mobilité sur le continent.
      Prochaine phase de la décolonisation

      Nous arrivons à un point où, du fait du contexte géopolitique actuel, des puissances extérieures pourraient être en mesure de dicter à chacun de nos fragiles États nationaux les conditions dans lesquelles notre propre population aurait le droit de se déplacer, même à l’intérieur de l’Afrique proprement dite.

      La prochaine phase de la décolonisation de l’Afrique consistera à garantir la mobilité à tous ses habitants et à redéfinir les modalités d’appartenance à un ensemble politique et culturel qui ne se limite pas à l’État-nation. Aucun pays n’est mieux placé pour prendre la tête de cette initiative que l’Afrique du Sud.

      Si rien n’est fait, nous ne ferons que renforcer les classifications raciales déjà ancrées dans l’imaginaire mondial, et qui nous valent d’être constamment humiliés et dépossédés de notre dignité dès que nous franchissons une frontière dans le monde contemporain

      Achille Mbembe