• Paolo Virno : Do you remember counterrevolution ? La Horde d’or
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    Que signifie le terme de « contre-révolution » ? Il ne faut pas seulement y entendre la violence de la répression (même si, bien sûr, elle n’est jamais absente). Il ne s’agit pas non plus d’une simple restauration, d’un retour à l’ancien régime*, du rétablissement d’un ordre social malmené par les conflits et les révoltes. La « contre-révolution » c’est, littéralement, une révolution à rebours. Ce qui revient à dire : une innovation furieuse dans les modes de production, les formes de vies, les relations sociales, qui pourtant renforce et relance le commandement capitaliste. La « contre-révolution », exactement comme son symétrique inverse, ne laisse rien à l’identique. Elle détermine un état d’exception prolongé, où la succession des événements paraît s’accélérer. Elle construit activement un ordre nouveau à sa mesure et son usage. Elle façonne les mentalités, les comportements culturels, les goûts, les us et les coutumes, en un mot elle forge un nouveau common sense. Elle va à la racine des choses et elle travaille avec méthode.

    Mais il y a autre chose : la « contre-révolution » se sert des mêmes présupposés et des mêmes tendances (économiques, sociales, culturelles) que celles sur lesquelles pourrait s’appuyer la « révolution » ; elle occupe, elle colonise le terrain de l’adversaire, elle donne d’autres réponses aux mêmes questions. Elle réinterprète à sa manière (et cette opération herméneutique est souvent facilitée par l’existence des prisons de haute sécurité2) l’ensemble des conditions matérielles qui auraient pu faire de l’abolition du travail salarié un objectif simplement réaliste : elle les réduit au rang de forces productives profitables. Mieux : la « contre-révolution » transforme les comportements de masse qui semblaient devoir déboucher sur le dépérissement du pouvoir de l’État et la possibilité d’une autodétermination radicale, en une passivité dépolitisée ou en un consensus plébiscitaire. C’est pour cette raison qu’une historiographie critique rétive à l’idolâtrie des « faits établis » doit s’efforcer de reconnaître à chaque étape et dans chaque aspect de la « contre-révolution », la silhouette*, les contenus et la matière même d’une révolution en puissance.

    La « contre-révolution » italienne commence à la fin des années 1970, et dure encore aujourd’hui. Elle fait apparaître de nombreuses stratifications. Comme un caméléon, elle change souvent d’aspect : « compromis historique » entre la DC et le PCI, craxisme triomphant3, réforme du système politique après l’effondrement du bloc de l’Est. Il n’est cependant pas difficile de repérer à l’œil nu les leitmotivs qui resurgissent à chacune de ses phases. Le noyau dur de la « contre-révolution » italienne des années 1980 et 1990 est constitué des éléments suivants :

    a) la pleine affirmation du mode de production postfordiste (technologies électroniques, décentrement et flexibilité des processus de travail, savoir et communication comme principales ressources économiques, etc.) ;

    b) la gestion capitaliste de la réduction sèche du temps de travail socialement nécessaire (travail à temps partiel, retraites anticipées, chômage structurel, précarité de longue durée, etc.) ;

    c) la crise radicale et, par bien des aspects, irréversible de la démocratie représentative. La Deuxième République s’enracine sur cette base matérielle. Elle est une tentative d’ajustement de la forme et des techniques de gouvernement aux transformations qui sont d’ores et déjà à l’œuvre dans les lieux de production et sur le marché du travail. Avec la Deuxième République, la « contre-révolution » postfordiste se dote enfin d’une constitution propre et parvient ainsi à son accomplissement.

    Les thèses historico-politiques qui suivent proposent une extrapolation à partir de quelques aspects saillants des événements de ces quinze dernières années en Italie [1979-1994]. Et plus précisément des aspects qui offrent un arrière-fond empirique immédiat à la discussion théorique. Lorsqu’un événement concret présente une valeur exemplaire (c’est-à-dire qu’il laisse présager d’une « rupture épistémologique » et d’une innovation conceptuelle), on l’approfondira au cours d’un excursus dont la fonction est analogue à celle d’un « gros plan » cinématographique.

    Thèse 1. En Italie, le postfordisme a été porté sur les fonts baptismaux par ce qu’on a appelé le « mouvement de 1977 », c’est-à-dire par des luttes sociales très dures, menées par une force de travail scolarisée, précaire, mobile, abhorrant « l’éthique du travail ». Elle s’oppose frontalement à la tradition et à la culture de la gauche historique et marque une rupture nette par rapport à la figure de l’ouvrier de la chaîne de montage. Le postfordisme s’inaugure sur fond de tumultes.

    Le coup de génie de la « contre-révolution » italienne c’est d’avoir su transformer en conditions professionnelles, en ingrédients de la production de plus-value, en ferment du nouveau cycle de développement capitaliste, les dispositions collectives qui, dans le « mouvement de 77 », s’étaient manifestées à l’inverse par un antagonisme intransigeant. Le néolibéralisme italien des années 1980 est une sorte de 77 inversé. Et réciproquement : cette période révolue de conflits continue de représenter, encore aujourd’hui, le revers de la médaille postfordiste, sa face rebelle. Le mouvement de 77 constitue, pour reprendre une belle expression d’Hannah Arendt, un « avenir dans notre dos4 », le souvenir de ce que pourraient être les prochaines échéances de la lutte des classes. (...)
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