@raspa Sur le travail émotionnel, quelques extraits de mon début de lecture du Prix des sentiments de Arlie Russel Hochschild (c’est marrant d’ailleurs ce titre : sans le sous-titre Au coeur du travail émotionnel, et avec l’illustration de couverture d’une hôtesse qui sourit, on dirait un mauvais roman à l’eau de rose).
C’est elle qui met en italique, c’est moi qui graisse.
Déjà sur le terme lui-même :
J’utilise le terme travail émotionnel [emotional labour], qui désigne la manière de gérer ses émotions pour se donner une apparence physique correspondant à ce qui est attendu socialement (au niveau du visage comme du corps ; celui-ci a lieu en échange d’un salaire (et a donc une valeur d’échange). J’utilise de manière indifférenciée les termes travail émotionnel [emotion work] ou gestion des émotions [emotion management], qui se réfèrent à des actes de même type, mais effectués dans la sphère privée, où leur seule valeur est une valeur d’usage.
Je ne sais pas si ça résout ton allergie au mot « travail », mais en tout cas ça affine !
Ensuite, il y a tout un passage où elle reprend un exemple du Capital de Marx, qui parle d’un enfant de 7 ans travaillant dans une usine de papier-peint. L’enfant, par son emploi, devient un « instrument de travail », qui permet de faire fonctionner la machine 16 heures par jour. Son boulot est achevé quand le nombre suffisant de rouleaux de papier a été produit.
Elle met en parallèle le travail d’une hôtesse de l’air aujourd’hui, dont les conditions sont, malgré les difficultés, bien moins atroces que celles du gamin de Marx :
Comment l’hôtesse de l’air peut-elle savoir quand son travail a été fait ? Quand un service a été produit ; que le client a l’air satisfait. Dans le cas de l’hôtesse de l’air, le fait de fournir de l’émotion en même temps qu’un service fait partie du service lui-même ; alors que le fait d’aimer ou de détester le papier peint ne joue en rien sur sa production. "Avoir l’air d’aimer son travail" fait ainsi de plus en plus partie du travail lui-même ; et essayer de l’aimer vraiment - et d’apprécier les clients - aide l’employée dans son effort pour prétendre qu’elle apprécie son travail.
C’est cette dernière partie que j’ai trouvé éclairante sur notre monde du travail actuel. L’autrice indique que si le travail émotionnel augmente, c’est aussi que la part des services dans l’emploi augmente. Mais c’est aussi qu’il y a de plus en plus de personnes, j’ai l’impression, à qui on demande cet effort émotionnel d’apprécier leur travail, même si c’est un job aux conditions horribles (ou qui ne sert à rien, voire qui est nuisible). Je sais pas à quel point ça contribue à l’épidémie de burn-out actuelle.
Là où j’ai l’impression que ça pose souci (et c’est corroboré par ce qu’elle dit sur un guide qui classifie la qualité de services des compagnies aériennes), c’est qu’on ne demande pas juste aux gens d’adopter, durant leur temps de travail, une posture professionnelle adaptée au contexte (on sait que plein de gens ont peur en avion, donc ça paraît pas déconnant que les hôtesses et stewards aient dans leurs tâches d’être rassurant.e.s ; de même que l’écoute et l’empathie d’un.e soignant.e, l’énergie et la bonne humeur d’un.e animateur.trice... font partie du job). Le mieux (= ce qui est demandé, voire exigé des employeurs) c’est qu’ils le soient vraiment, comme si « adorer son job » et « sourire H24 » devaient être des qualités intrinsèques des personnes exerçant ces métiers. Dans la formation des hôtesses, on ne leur apprend pas seulement à sourire aux passagers, mais surtout à sourire comme si ça émanait vraiment d’elles :
Montrer que la gaîté demande un effort, c’est faire un travail médiocre
Hochschild dit d’ailleurs plus loin :
Bien que le travail de l’hôtesse de l’air ne soit pas pire que d’autres emplois de services (et, par bien des côtés, soit même meilleur), il rend l’employée vulnérable à ce que d’autres décident concernant le travail émotionnel qu’elle doit effectuer - ce qui ne laisse qu’un contrôle réduit sur son travail. Les problèmes qu’elle rencontre pourraient donc être annonciateurs de ce qui se prépare dans d’autres emplois du même genre
(to be continued pour les problèmes rencontrés)
(et ça repose très clairement la question de l’autonomie dans le travail salarié).