• @raspa C’est en effet super intéressant :

      Etre déconstruit devient donc une façon de se démarquer de la masse « construite », et d’effectuer un travail personnel pour minimiser les coercitions que l’on peut exercer sur autrui. Comme pour le mouvement Colibri, il s’agit d’adopter des gestes, des habitudes, des comportements moins coercitifs et plus respectueux des dominés. Le « safe », langage inclusif, la bienveillance, le respect du ressenti, la non-contradiction de la parole d’un premier concerné etc. Bref, une multitude de codes que chacun doit respecter. L’antiracisme ne devient ainsi plus une lutte politique, mais un changement personnel, un style de vie. Il y a des gens qui mangent bio pour « sauver la planète », et d’autres qui « check leurs privilèges » pour lutter contre le racisme.

      Ma question c’est : comment on articule les deux, càd combat politique collectif et pratiques individuelles ? Comment on fait prendre conscience aux colibristes de l’importance de la lutte politique ? Ok, c’est incohérent de lutter pour sauver la planète ou abolir le racisme en continuant de rouler en 4x4 en ville ou en faisant des blagues racistes. Mais dans mon esprit, ces actions doivent être l’application à l’échelle individuelle d’un engagement politique et militant ("je milite dans une organisation anti-raciste, ça me paraît cohérent de réfléchir à mon humour et de faire évoluer celui-ci"), participant d’une recherche de cohérence. Et je parle bien d’une recherche, et pas de cohérence totale, qui serait invivable socialement.

      Malheureusement, comme le décrit très bien l’article, les comportements individuels deviennent les seuls actes d’engagement en faveur d’une cause. Ce qui est d’autant plus dommage que l’aller-retour entre les deux est super intéressant pour nourrir la lutte politique : si d’un côté tu milites contre le changement climatique, par exemple en soutenant des campagnes de désinvestissement des énergies fossiles, que de l’autre tu te dis « ah tiens ça serait bien que ma propre épargne ne finance pas non plus ces projets », et que tu te rends compte que c’est galère de trouver un compte d’épargne fossilfree, dans l’idéal ça devient aussi une revendication politique. Demander aux banques qu’elles n’investissent plus dans les fossiles, mais aussi qu’elles garantissent à leurs clients des produits d’épargne (quel affreux mot !) qui n’y investissent pas non plus. Je crois aussi que les actes individuels peuvent être un bon point de départ à l’élaboration d’une pensée (puis, on l’espère, d’une action) politique. C’est la méthode de conscientisation de Paolo Freire : je suis un paysan pauvre analphabète du Chili ; je me rends compte que mes voisins sont aussi des paysans pauvres analphabètes (prise de conscience qu’on n’est pas seul) ; on se pose ensemble la question de pourquoi on est tous des paysans pauvres analphabètes ; et on finit par devenir de dangereux gauchistes révolutionnaires qui savent lire :-D (ok, c’est une description extrêmement caricaturale de Freire, qui doit se retourner dans sa tombe, le pauvre. En même temps, si ses écrits étaient plus accessibles, je le lirai pour de vrai...).

      Car le vrai problème de la déconstruction c’est qu’elle est tout aussi impossible à réaliser totalement (sur soi) qu’inefficace (contre le pouvoir blanc). Elle exige des individus une chose inconcevable : lutter contre sa socialisation, se dépouiller de toutes les normes incorporées jusqu’ici, se défaire de tout ce qui a fait son identité, et intégrer de nouvelles valeurs, qui sont à contre-courant des institutions. Autrement dit, on demande à l’individu d’être plus fort que les institutions, que la société, d’être au dessus de tous les déterminismes sociaux. Un tel surhumain n’existe pas.

      Autant de questions auxquelles il n’est pas possible de répondre car ce concept de « déconstruction » n’est qu’une idéologie et non un outil théorique, un concept scientifique. Mais plus que cela, c’est une idéologie inopérante.

      Ces passages sont fabuleux, et super justes. On retrouve vraiment la question de la si désastreuse pureté militante (cf « cohérence » versus « recherche de cohérence »). Il m’évoque les plus belles heures de « Fais ton autocritique camarade » (c’est la punchline d’un des résistants communistes d’Un village français, le plus borné).

      Je note d’autres passages pour les garder sous le coude :

      Je rajouterais, dans notre cas, qu’il ne faut pas attendre d’eux qu’ils aient la capacité sur-humaine de se dépouiller de la totalité de leurs déterminismes sociaux, qu’ils soient déjà tous libérés de l’idéologie de la Modernité occidentale, car personne ne l’est. Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs, il ne faut pas attendre les résultats de nos combats, avant même de les mener et de les gagner.

      Le racisme est une question de pouvoir, de rapport de force, pas de bonne volonté, ni de position morale. C’est ce que soulignait Kwamé Turé (Stokely Carmichael), lorsqu’il disait « Si un homme blanc veut me lyncher c’est son problème. S’il a le pouvoir de me lyncher, c’est mon problème. Le racisme n’est pas une question d’attitude, c’est une question de pouvoir ».

      Ce passage-là rejoint parfaitement la vidéo qu’on a diffusé l’autre jour sur l’action non-violente. Il y a dans mon souvenir un passage sur la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud, avec un boycott de magasins blancs. Le mouvement a obtenu ce qu’il voulait, à savoir rallier les commerçants à l’opposition au gouvernement pro-apartheid pour demander une évolution de la loi. Il n’exige pas que ces commerçants deviennent anti-racistes magiquement, du jour au lendemain. Il y a un côté pragmatique à garder en tête je trouve.

    • @raspa (et je t’avais envoyé ça par mail il y a quelques mois aussi : https://pr0z3.wordpress.com/2017/06/07/a-propos-de-la-deconstruction
      Le texte parle pas mal de pureté militante et de l’usage du « bon vocabulaire » :

      Je remarque aussi que la déconstruction est souvent bien plus une affaire de « bon vocabulaire » que de « bonnes idées ». On ne réfléchit plus aux usages des termes, aux contextes dans lesquels on les utilise, à l’histoire des luttes ou à l’évolution des idées.

      Pour citer quelques exemples, qui me frappent par leur absurdité : il ne faut plus dire « couple de même sexe » mais « couple de même genre », parce que le sexe ce serait « les organes génitaux ». [...]. Si tu es trans et que tu utilises le terme « transsexuel-le », tu es obligatoirement dans l’erreur, voire tu es transphobe toi-même, et ceci indépendamment du fait que le terme était en vigueur dans les milieux LGBT jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Il y aurait en soi des mots « oppressifs » et des mots « inclusifs ». [...] On pose convention après convention, sans les interroger, et on ignore sciemment la polysémie de nombre de termes qu’on emploie. [...] On ne laisse pas le bénéfice du doute. Dès lors qu’un « mauvais mot » est utilisé, on ne cherchera pas à savoir quelles sont les idées qui sont placées derrière.

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