• L’art de l’insulte chez les jeunes filles, Par Baptiste Coulmont (contributeur Sciences) et sociologue, maître de conférences à l’université Paris-VIII), LE MONDE | 08.02.2018

    Après avoir enquêté sur l’entrée dans la vie amoureuse et la sexualité, la sociologue Isabelle Clair a décortiqué le rôle des insultes – y compris sexistes – qui peuvent fuser entre filles à cet âge.

    Carte blanche. Les sociologues s’intéressent parfois à des pratiques habituelles apparemment sans grandes conséquences, à des conversations qu’on oublierait si elles n’étaient pas minutieusement prises en ­notes. C’est pourquoi il leur faut tenir un « journal de terrain », recueil analytique des observations quotidiennes. En mettant en série ses observations, il est possible d’arriver à comprendre la signification que revêtent ces comportements. Car l’anodin est ­rarement univoque.

    Isabelle Clair (CNRS) le montre bien dans « S’insulter entre filles », un article paru il y a quelques semaines dans la revue Terrains & travaux (ENS Paris-Saclay, 2017). Entre 2008 et 2011, dans des villages du centre de la France, elle enquête sur l’entrée dans la vie amoureuse auprès d’adolescents et adolescentes de classes populaires qui ont autour de 17 ans. En ethnographe, elle passe du temps dans les lieux publics où se réunissent des petits groupes de filles. Et elle y ­entend des insultes sexistes : une telle est une « pute », telle autre une « pétasse ».

    Il serait si simple de juger ces filles, ou d’écrire que ces adolescentes sont les victimes passives du sexisme ambiant, qu’elles réutilisent les insultes qu’elles ont pu entendre ici où là. Ce serait passer à côté des significations diverses de l’insulte sexiste.

    Isabelle Clair montre ainsi qu’une part des insultes se comprend comme un discours de résistance. Parler salement, et parler salement de soi, c’est « dévaluer ce qui est hautement valorisé », par le lycée, par les professeurs, par les adultes, c’est « bousculer les ­ordres hiérarchiques ». Utiliser le langage obscène, c’est se faire grande. C’est aussi choquer la bourgeoise, et chercher à choquer la sociologue qui traîne avec elles, dans une forme de jubilation, car les éclats de rire ­accompagnent les invectives.

    Le stigmate de la « pute »

    L’insulte a d’autres usages : elle permet de parler, parfois crûment, de sexualité. De la sienne et de celle des autres. Discours comique, « le rire masque la gêne » quand l’insulte s’adresse, directement, à sa copine. Dans une conversation, Laura, une des jeunes ­enquêtées, fait ainsi remarquer à Audrey, son amie, qu’elle la traite constamment de « sale chienne », « mais ça, tu le dis tout le temps, même à moi ! ». Si elle ne s’en formalise pas, c’est qu’elles sont amies. L’amitié ­résiste à l’épreuve de la blague insultante.

    Mais les insultes entre filles, ou exprimées par des filles, s’utilisent dans un contexte bien particulier. En effet, le stigmate de la « pute » n’est pas un stigmate individuel ou personnel, écrit Isabelle Clair, c’est un stigmate collectif. Il vise potentiellement toutes les femmes, mais chaque jeune fille, individuellement, doit s’en démarquer. ­Insulter, c’est donc essayer de se différencier, certes de certaines filles « déjà disgraciées », mais aussi de toutes les filles, « en réalité toujours susceptibles de tomber en disgrâce ». Insulter, c’est se mettre en position de juger. Mais il faut avoir certaines ressources pour le faire avec succès.

    Enfin, les insultes expriment les doutes sur soi. Quand Marjorie, Alison et Laura discutent d’un garçon qui est aussi « un ­super bon coup » et qu’elles se souviennent qu’Isabelle Clair est là aussi, l’une d’elles s’exclame : « Elle doit se dire “putain, c’est des putains de salopes !” » A cet âge, le plaisir sexuel est suspect, et ces jeunes filles, en permanence, se sentent jugées, par leurs parents notamment, qui peuvent aussi ­manier l’insulte. A tel point, comme on le voit dans l’exemple, qu’elles « se soupçonnent de n’être pas vertueuses ».

    L’insulte, même sexiste, ne sert donc pas qu’à faire mal. C’est aussi une ressource qui permet, indirectement, de parler de soi, des autres, et de sexe.