En passant, jâajoute ce tĂ©moignage — dĂ©posĂ© Ă la suite de ce papier sur Agoravox — qui apporte sa pierre Ă lâĂ©difice de la rĂ©flexion sur le livre et la mĂ©moire. Parce que finalement, câest quelque chose dont je parle souvent, la mĂ©moire :
Il y a une bibliothĂšque municipale oĂč jâallais quand jâĂ©tais collĂ©gien, elle accumulait des livres depuis le XVIIe siĂšcle, elle achetait trĂšs peu de livres neufs quâelle choisissait aprĂšs de longues discussions, et quâelle faisait relier tous les livres en cuir ou en toile pour pouvoir les conserver le plus longtemps possible (la reliure multiplie par 3 ou 4 le cout de revient du livre). Il y avait une salle de romans qui Ă©taient tous reliĂ©s en cuir rouge, avec tous les classiques et un tas dâauteurs complĂštement inconnus ou oubliĂ©s quâil Ă©tait impossible de trouver dans une librairie de livres neufs. On y trouvait absolument tout sur tous les sujets encyclopĂ©diques depuis un traitĂ© de composition dâune symphonie, jusquâĂ de vieux atlas, en passant par des recueils des coutumes de Normandie ou de Paris, des tas de livres et dâencyclopĂ©dies quâon ne pouvait trouver nulle part, tout ce qui avait Ă©tĂ© estimĂ© comme Ă©tant un ouvrage classique mĂ©ritant dâĂȘtre achetĂ©, reliĂ© et conservĂ© pour lâĂ©ternitĂ©. Il y avait des collections complĂštes de revues anciennes comme le Magasin pittoresque ou la Revue des voyages (1881-1940), le Journal des voyages, etc. oĂč on trouvait des milliers de rĂ©cits avec des gravures incroyables montrant des tempĂȘtes, des naufrages, des cannibales posant autour de la marmite. Cette bibliothĂšque Ă©tait toujours pleine de gens qui venaient lire sur place des usuels, des collĂ©giens comme moi et des espĂšces de savants Ă barbe blanche comme dans Tintin. CâĂ©tait vraiment un monde enchantĂ©.
Un jour la vieille bibliothĂ©caire est partie en retraite, une jeune pĂ©tasse avec un diplĂŽme de bibliothĂ©conomie est arrivĂ©e, elle a parlĂ© de faire vivre et de dynamiser le fonds, elle obtenu de remplacer tous les rayonnages et les vitrines en bois sculptĂ© par des meubles plus pratiques pour faire un classement intelligent selon les normes internationales, la bibliothĂšque a fermĂ© un an. Ă lâouverture, tous les rayonnages Ă©taient en tĂŽle comme dans les bibliothĂšques universitaires, tous les livres Ă©taient neufs, sauf dans une piĂšce oĂč avaient Ă©tĂ© conservĂ©s sous clĂ©s quelques milliers de livres allant du XVIe Ă la fin du XVIIIe siĂšcle quâun adjoint Ă©tait parvenu Ă faire conserver. Câest quelquâun qui ne lit pas et qui est persuadĂ© que le livre le plus rĂ©cent est toujours meilleur que le prĂ©cĂ©dent. Le dernier essai de Bernard-Henri LĂ©vy dĂ©passe Condition de lâhomme moderne dâHannah Arendt.
Les nouveaux livres, câĂ©tait quâon trouvait dans toutes les librairies du moment, classĂ©s comme Ă la FNAC, des livres que nâimporte qui pouvait acheter, sur les rĂ©gimes, sur la psychanalyse, les derniers essais des hommes politiques et des journalistes, des Ćuvres complĂštement Ă©phĂ©mĂšres qui ne se vendent que sous le feu de la promotion. Il y avait un demi-Ă©tage sur la Shoah, le procĂšs de Nuremberg, lâantisĂ©mitisme, le racisme, le fascisme, plein dâessais sur les sujets de sociĂ©tĂ© : le fĂ©minisme, lâĂ©cologie, le dĂ©veloppement durable, la dĂ©mocratie.
La frĂ©quentation de la bibliothĂšque est tombĂ©e Ă presque rien pendant les annĂ©es qui ont suivi, la mairie a fait de la publicitĂ© en appelant les habitants Ă visiter la nouvelle bibliothĂšque, rien nây a fait.
La bibliothĂ©caire qui avait dĂ©pensĂ© plus dâargent en deux ans autant que ses prĂ©dĂ©cesseurs en deux siĂšcles, pense que câest prie que son fonds nâest pas assez actuel, pas assez innovant, elle Ă©pure son fonds de 10 % tous les ans pour faire la place des nouvelles parutions qui sont de plus en plus nombreuses. Les maisons dâĂ©dition ont Ă©tĂ© rachetĂ©es par des groupes politico-financiers qui ont mis Ă leur tĂȘte des diplĂŽmĂ©s dâĂ©coles de commerce. Il faut faire de la nouveautĂ©, comme les laboratoires pharmaceutiques : lancer les plus de nouveaux livres possibles dans lâespoir de trouver le blockbuster. Chaque nouveau livre a sa campagne de promotion, si au bout de 3 mois il ne sâen est pas vendu assez, il part au pilon, pour en lancer un autre. Il nây a plus de collections avec des Ćuvres qui se rĂ©Ă©ditent pendant des annĂ©es, des dizaines dâannĂ©es, et qui aspirent au classicisme.
En France on a la chance dâavoir un fonds dâouvrages imprimĂ©s qui est plusieurs milliers de fois plus important que ce qui est en vente Ă un moment donnĂ©. CâĂ©tait par les bibliothĂšques publiques quâon pouvait accĂ©der une partie de tous ces livres qui nâĂ©taient plus Ă©ditĂ©s comme le grand Dictionnaire dâagriculture en 2 volumes de RenĂ© Dumont, datant de lâĂ©poque oĂč il Ă©tait professeur Ă lâAgro, les romans de Marcelle Tinayre, des collections dâouvrages dâĂ©rudition trĂšs curieux lĂ©guĂ©s Ă la ville par un bienfaiteur, etc.
Ces bibliothĂšques municipales ne servent plus Ă rien, elles concurrencent les librairies, il faut toutes les fermer.