• Les manifs’ de la #FNSEA

    Manifester est un droit fondamental qui est gravé dans la déclaration des droits de l’Homme. En régime de démocratie représentative, les citoyens peuvent ainsi affirmer publiquement leur opposition ou leur soutien à des projets. Parce qu’il offre la possibilité à des groupes de personnes d’affirmer une volonté collective en dehors des instances légales, tous les pouvoirs ont de tout temps cherché à interdire ou a limiter fortement ce mode d’expression. En France, le droit de manifester est strictement encadré par la loi qui fixe les modalités et les limites de son usage. Si comme la constitution l’affirme tous les citoyens sont égaux devant la loi, l’État se devrait de traiter toutes les manifestations de la même façon, guidé par le principe d’égalité ; les forces de l’ordre devraient adopter des comportements identiques face à tous les manifestants. Pourtant, il n’aura échappé à personne, pas même à l’observateur le plus étourdi, qu’il n’en est rien et c’est enfoncer des portes ouvertes que de dire qu’en France les forces de l’ordre adoptent un comportement très différent en fonction du type de manifestants qu’elles ont en face d’elles.

    Quand il s’agit de manifestations de salariés exprimant leur opposition à des fermetures d’usine, à des projets de loi ou luttant pour améliorer leurs conditions de vie et de travail, elles ne manquent jamais, au moindre débordement (jets de canettes ou de pierres, dégradations quelconques), de faire preuve de la plus grande intransigeance : interventions musclées (jets de grenades lacrymogènes, matraquages) et interpellations brutales de manifestants qui seront condamnés par la suite à des peines de prison. Ce sont là des pratiques habituelles. Tout le monde se souvient de l’interpellation par la police de militants syndicalistes qui, pour s’être opposés à un plan social destructeur d’emplois et avoir déchiré la chemise d’un cadre de leur entreprise lors d’une bousculade, ont été condamnés à des amendes et à de la prison avec sursis.

    Quand il s’agit de manifestations s’opposant à la destruction de milieux naturels ou à des projets absurdes, elles sont féroces : les opposants de Sivens, de Bure, de Notre-Dame-des-Landes et d’ailleurs savent ce qu’il en coûte de s’opposer, même pacifiquement, à des décisions technocratiques destinées uniquement à satisfaire des intérêts privés. Pour les réprimer, les forces de l’ordre utilisent une débauche de moyens, tant humains que matériels. Clairement, l’objectif poursuivi est de, à la fois, instaurer l’effroi chez les opposants et d’empêcher un soutien massif de la population, en les faisant passer pour des délinquants. La conséquence de cette stratégie répressive est que, à chaque manifestation, il y a de nombreux blessés parmi les manifestants ; le comble de l’horreur ayant été atteint, encore une fois, avec le décès de Rémi Fraysse, victime d’un tir de grenade par un gendarme. Lors de ces manifestations, la police multiplie les interpellations et la justice, qui par ailleurs s’obstine à considérer la mort de Rémi Fraysse comme un simple accident, montre alors sa vraie nature en condamnant lourdement les interpellés : prison ferme pour des jets de canettes, des bris de vitrines ou de mobilier urbain. Les media font preuve, quant à eux, d’une belle complicité ; ils dénoncent les casseurs en attirant l’attention du public sur le coût pour la collectivité de leurs agissements.

    Pour les manifestations initiées par la FNSEA ou la Coordination Rurale, l’attitude des forces de l’ordre est, totalement différente. Dans la région toulousaine, nous avons vu des compagnies de gardes mobiles assister passivement au déchargement de bennes de purin et de fumier sur des lieux publics par quelques paysans surexcités et ne pas réagir quand ces mêmes paysans incendiaient des stocks de vieux pneus sur des voies de circulation, couvraient de merde les murs d’une préfecture, dégradaient du mobilier urbain, bloquaient des rocades, des carrefours, des voies ferrées, avec d’énormes tracteurs valant des dizaines de milliers d’euros, perturbant ainsi gravement l’activité économique de toute une région.

    Ainsi, ces représentants de l’État, prompts à sanctionner une petite vieille ayant laissé pisser son chien sur un trottoir, une voiture mal stationnée ou un jeune excité, font preuve d’un laxisme et d’une bienveillance remarquables à l’égard de gens qui causent au total des centaines de milliers voire des millions d’euros de dégâts. Le plus extraordinaire est que ces actions se répètent d’année en année, et que, de plus en plus, elles s’amplifient et durent de plus en plus longtemps (déjà 2 semaines en ce début 2018 en région toulousaine). Ici, l’État d’habitude si soucieux de se faire respecter laisse bafouer son autorité et son prestige. Étrangement, toutes ces actions délictueuses ne sont suivies d’aucune interpellation ni mise en accusation par la justice. La même presse, qui habituellement dénonce les grèves de fonctionnaires comme une prise en otage des français, fait mine de ne rien voir ou minimise les faits. Quant aux hommes politiques, sans doute soucieux de ne pas heurter l’électorat rural, ils apportent, de façon unanime, leur soutien aux revendications des agriculteurs casseurs.

    Cette différence de traitement de la part de L’État (pas d’illusions, les forces de l’ordre agissent selon les consignes reçues) méritent une explication. Les statistiques nous disent qu’il y a en France 452 000 exploitants agricoles dont le revenu moyen est de 25 200 €/an. Mais derrière ces chiffres se cachent des réalités très différentes : entre les producteurs de céréales exploitant de vastes domaines, les propriétaires viticoles de grands crus, les propriétaires de grands vergers… et le petit paysan vivant difficilement de ce que produit sa petite exploitation en montagne, il y a un abîme, le même qui sépare un grand patron de son salarié. Mais alors que patrons et salariés sont dans des syndicats différents, dont les objectifs sont en principe opposés, une majorité d’agriculteurs adhère à la FNSEA. Y cohabitent ainsi d’authentiques capitalistes, à la fois propriétaires de vastes domaines, administrateurs de coopératives agricoles ou d’entreprises diverses (crédit agricole, mutuelles, etc) et des petits propriétaires obligés de travailler comme des abrutis pour percevoir un revenu parfois inférieur au RSA ; le seul lien qui les réunit est l’amour infini de la propriété qui les amène à sacraliser la propriété de leur outil de production. Même pauvres, les adhérents de la FNSEA se considèrent avant tout comme des propriétaires et pensent que leurs intérêts sont opposés à ceux des non-propriétaires (les classes exploitées) et leur lutte, à l’évidence, n’est en aucune manière une remise en cause de l’ordre capitaliste existant.

    C’est bien parce qu’ils sont animés par ces sentiments que l’État fait preuve de tant de bienveillance à leur égard ; État qui est d’abord le garant de la propriété privée, de l’ordre établi et le protecteur des classes dirigeantes. Ainsi les adhérents du MEDEF ou de la FNSEA partagent le même penchant pour la richesse, souffrent de la même aliénation et donc des même névroses. Les gros tracteurs (pour l’achat desquels ils s’endettent lourdement) sont à la volonté de puissance des agriculteurs ce que les voitures de luxe sont à la richesse des patrons. A chaque manifestation, ils n’hésitent pas à s’exhiber sur leurs engins, tels des chevaliers sur leurs montures. C’est ce spectacle qu’un certain public urbain apprécie car, dans ce simulacre de défi lancé à l’État et aux forces de l’ordre, ils se présentent comme des révoltés et nombre de personnes sont dupes et les plaignent. En réalité, ce qui motive leurs actions est la recherche du profit, leur amour de l’argent les empêchant d’apprécier toute autre valeur. Les lobbys industriels, malgré qu’ils empoisonnent la planète au mépris de la vie des personnes (amiante, diesel, perturbateurs endocriniens, etc), se battent pour augmenter leurs bénéfices. De la même manière, les lobbys agricoles continuent de se battre pour pouvoir continuer à utiliser des méthodes et des produits aussi nocifs pour les gens que destructeurs pour les équilibres naturels (glyphosate, insecticides, élimination des grands prédateurs, etc). Imprégnés du culte de la propriété, les adhérents de la FNSEA ne se rendent même pas compte qu’ils sont les premières victimes des méthodes de l’agriculture industrielle ; c’est, en effet, parmi les exploitants agricoles qu’il y a une des plus fortes hausses de cancers et de maladies professionnelles. Si cet aveuglement les amène à se tromper d’ennemis, c’est parce que les cadres syndicaux de la FNSEA exercent un parfait contrôle sur leurs troupes. D’un côté, ils les laissent saccager des biens publics, de l’autre ils s’évertuent à les faire épargner les biens privés appartenant aux « exploiteurs » dont il est légitime de se demander si certains d’entre eux n’auraient pas des intérêts communs avec la FNSEA.

    Ainsi, nous avons vu, lors des précédentes manifestations de la FNSEA, des agriculteurs dévaster consciencieusement l’espace public, bloquer des axes de circulation et perturber gravement, pendant plusieurs jours, le quotidien de salariés qui ne sont en rien la cause de leurs problèmes. En revanche, dans les centres commerciaux situés juste à coté, la vie continuait paisiblement, comme si de rien n’était. Les agriculteurs, très respectueux de la propriété privée, n’ont rien entrepris contre ces magasins. Pourtant, ce sont bien ces mêmes enseignes qui, poussées par le jeu de la concurrence, rivalisent de ruses pour acheter toujours moins cher les produits des producteurs et les presser encore plus. D’ailleurs, Leclerc vient de délocaliser sa centrale d’achats en Belgique afin de contourner les récentes lois visant à limiter la pression que la grande distribution exerce sur les petits producteurs car la législation belge est, sur ces points, bien moins contraignante.

    @Anarchosyndicalisme ! n°158 / Mars - Avril 2018
    http://cntaittoulouse.lautre.net