« “Punir les chomeurs” est surtout un signal politique envoyé par les gouvernements », Jean-Claude Barbier (Directeur de recherche émérite au CNRS à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne), LE MONDE ECONOMIE | 05.04.2018
Le sociologue Jean-Claude Barbier conteste, dans une tribune au « Monde », l’aggravation des sanctions et des contrôles envisagée par le gouvernement, et le soupçonne de viser une politique démagogique plutôt qu’une mesure efficace.
Tribune. Le principe de l’indemnisation des chômeurs est le même depuis l’invention des caisses d’assurance (mutualistes ou municipales) en Allemagne au XIXe siècle. Les chômeurs s’assuraient collectivement, mais vérifiaient également (avec les employeurs, quand ces derniers participaient à la gestion des caisses) que les assurés cherchaient effectivement du travail. En 1896, à Cologne, les assurés devaient ainsi « pointer » deux fois par jour. On ne pouvait pas se permettre d’avoir des tricheurs.
LE GOUVERNEMENT PHILIPPE A RELANCÉ UNE VIEILLE ANTIENNE, COMME TANT DE SES PRÉDÉCESSEURS
Ce principe a persisté avec l’adoption, dans plusieurs pays, de ce qu’on a appelé le « système de Gand », du nom de la ville belge où il fut mis en pratique : la caisse est gérée par les syndicats de chômeurs, lesquels s’autocontrôlent entre eux, en quelque sorte. Le Danemark, malgré les réformes récentes, est resté proche de ce principe. En France, en revanche, le contrôle de la recherche d’emploi n’est pas le fait des chômeurs ou de leurs représentants syndicaux, mais de l’administration.
Or le gouvernement Philippe a relancé une vieille antienne, comme tant de ses prédécesseurs : il entend accroître la sévérité des sanctions et annonce la multiplication des contrôles. La séparation entre sanctions administratives (radiation pour absence à un rendez-vous de contrôle) et sanctions prononcées par le préfet va disparaître, et avec elle une garantie pour les chômeurs.
« Fraudeurs nocifs »
Les citoyens peu informés peuvent penser que les contrôles et les sanctions sont justes et efficaces. Mais, pour savoir si c’est le cas, il faudrait disposer d’études précises à ce sujet. Or ni l’Unédic ni le gouvernement n’ont fourni, depuis 1991, de décompte du nombre de sanctions, ou évalué leur efficacité. Cette loi du silence reste un des grands scandales du secteur social français. Les chercheurs en sont réduits à des conjectures, ou à interpréter les chiffres publiés dans la presse.
Fin 2017, Pôle emploi a certes rendu public un échantillonnage qui donne la proportion des personnes indemnisées contrôlées et sanctionnées. Mais cela ne veut pas dire que ces personnes sont des fraudeurs, car les motifs de sanctions sont extrêmement larges.
IL EST VAIN DE VOULOIR COMPARER LES STATISTIQUES DE « SÉVÉRITÉ » DU SYSTÈME ENTRE PAYS
L’efficacité des sanctions n’est pas un mécanisme universel, contrairement à ce que pensent les économistes, qui postulent que la punition (ou l’incitation) explique toutes les conduites et ignorent la complexité des institutions sociales. Elle dépend en réalité de plusieurs facteurs : la disponibilité des emplois, la qualité des services offerts aux chômeurs, la manière dont ils sont traités… Comme des tricheurs, ou comme des citoyens ?
Sont-ils, comme en Grande-Bretagne depuis le XIXe siècle, considérés comme des scroungers (« fraudeurs nocifs ») qu’il faut traquer ? Ou sont-ils, comme au Danemark, considérés comme des collègues membres d’un même fonds d’assurance, qu’il faut amener à se conduire au mieux de leurs intérêts s’ils étaient tentés de mal se comporter ? Cela explique pourquoi il est vain, malgré les efforts de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de vouloir comparer les statistiques de « sévérité » du système entre pays.
Domaine de la démagogie
L’existence de contrôles de la recherche d’emploi reste inévitable – bien que plusieurs études en cours dans des villes néerlandaises puissent amener prochainement à reconsidérer cette question. Mais « punir les chômeurs » est surtout un signal politique que les gouvernements aiment brandir pour gagner des points dans les sondages.
Sanctions et contrôles restent du domaine de la démagogie, un objet de scandales et d’excitation de l’opinion publique. C’est d’autant plus le cas quand les gouvernements fonctionnent aux sondages et que la majorité des sondés ignorent la réalité de l’indemnisation des chômeurs : la moitié seulement des inscrits à Pôle emploi sont indemnisés, et touchent en moyenne 1 010 euros par mois…
LA CONSIDÉRATION DE LA DIGNITÉ DES CHÔMEURS NE SERA PAS AUGMENTÉE PAR CES DÉBATS
L’ex-président Nicolas Sarkozy avait mené la dernière grande opération médiatique, en 2008, lorsqu’il avait créé un barème aggravé de sanctions et la définition d’une « offre raisonnable ». D’autres réformes ont suivi, mais ces dispositions, présentées alors comme « rationnelles » et « justes », n’ont jamais été complètement mises en œuvre pour deux raisons : d’une part, le chômage a explosé, ruinant les réformes en cours ; surtout, il s’agissait pour le gouvernement de l’époque, comme pour le gouvernement actuel, de montrer aux citoyens que l’on agissait contre les « fraudeurs ».
La considération de la dignité des chômeurs ne sera pas augmentée par ces débats. Il s’agit pourtant de personnes qui ont cotisé à une assurance. Il est d’ailleurs à craindre que le financement par la contribution sociale généralisée (CSG), en remplaçant la logique assurantielle par une logique fiscale, ne légitime encore plus, comme au Royaume-Uni, une politique punitive laissée aux mains de l’administration, soumise aux desiderata de commanditaires politiques dont les yeux restent rivés sur les sondages.