Bumble, l’application de rencontres dopée par #metoo
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Le mouvement antiharcèlement a fait de la plate-forme de rencontres féministe un phénomène de société. Lancée fin 2014 par Whitney Wolfe Herd, elle est passée depuis 2017 de 22 à 40 millions d’inscrits.
Whitney Wolfe Herd n’est pas de celles qui font des concessions à la « bro » culture, la culture macho des programmeurs de la Silicon Valley. Ni tee-shirt ni tennis bariolées : quand elle arrive sur la scène de la conférence TechCrunch Disrupt, ce matin de septembre à San Francisco (Californie), elle est vêtue d’un tailleur fluide d’un bleu classique et chaussée de talons hauts. Imaginez Inès de La Fressange dans une convention de start-upeurs.
A 29 ans, Whitney Wolfe « pèse » 230 millions de dollars (environ 200 millions d’euros), selon Forbes. Elle a cofondé Tinder, l’application de rencontres en ligne, en 2012, avant de claquer la porte, deux ans plus tard, et de poursuivre ses anciens camarades pour harcèlement sexuel. Fin 2014, elle a lancé Bumble, une plate-forme concurrente mais d’orientation féministe. « J’avais remarqué que beaucoup de femmes étaient en attente vis-à-vis des hommes, explique-t-elle. En attente d’un message, d’une proposition. Du premier pas. » Bumble a renversé l’équation.
Etre traité avec « respect et gentillesse »
Dans un secteur en pleine expansion (un mariage sur trois aux Etats-Unis commence par une rencontre en ligne), Bumble a réussi à se distinguer en donnant le pouvoir aux femmes. En bouleversant « les normes hétérosexuelles dépassées », précise le site français. Le principe est le même que pour Tinder : on fait son marché en éliminant – ou en conservant –, d’un swipe (« glissement ») à droite ou à gauche, les photos des partenaires potentiels.
Mais sur Bumble, seules les femmes ont l’initiative pour engager le dialogue. Si un homme pour qui elles ont « voté » les a aussi gratifiées d’un « like », elles ont vingt-quatre heures pour entrer en contact. L’application est gratuite (sauf le service premium pour celles qui ont raté ce délai ou qui, saisies d’un regret, veulent réactiver des connexions qui ont expiré).
Le succès a été immédiat, dans un marché pourtant très concurrentiel. Au début, la plate-forme était installée dans un appartement loué par Whitney Wolfe à Austin (Texas). « La salle de conférence était disposée autour de la baignoire », raconte-t-elle. L’attrait, pour les femmes, vient du fait que Bumble débarrasse le dating en ligne des manifestations de « toxicité masculine », selon l’expression des féministes : les commentaires vulgaires, les gros plans sur pénis, qui découragent les intéressées sur la plupart des autres applis.
Sur Bumble, tout le monde doit être traité avec « respect et gentillesse ». Pas de contenus érotiques ou de photos en maillot, sauf devant une plage ou une piscine. Et pas d’armes à feu non plus sur les profils, depuis la fusillade qui a fait dix-sept morts, le 14 février, au lycée de Parkland, en Floride.
BUMBLE SE VOIT COMME UNE RUCHE QUI AMBITIONNE DE « REDONNER UNE PLACE DE POUVOIR À LA FEMME », TOUT EN « RÉPARANT LES DÉSÉQUILIBRES HOMMES-FEMMES »
Mais c’est le mouvement antiharcèlement #metoo, en 2017, qui a fait de Bumble un phénomène de société. En un an, le site est passé de 22 millions d’inscrits à 40 millions, la croissance la plus rapide jamais constatée dans le secteur. Et, phénomène rare parmi les start-up, il dégage des bénéfices.
Whitney Wolfe se défend de tout opportunisme. « Il n’y a pas un moment où on s’est dit qu’il fallait être en phase avec un mouvement culturel, affirme-t-elle. C’est notre identité, notre voix authentique, et ça l’était avant #metoo. » Bumble se voit comme une ruche. Sa couleur emblématique est le jaune, celui des abeilles (Bumble vient de bumblebee, « bourdon » en anglais). Et ambitionne de « redonner une place de pouvoir à la femme », décrit Whitney Wolfe, cela tout en « réparant les déséquilibres hommes-femmes ».
« L’Internet a démocratisé la misogynie »
L’égérie du dating en ligne a grandi à Salt Lake City (Utah), où son père était promoteur immobilier. Quand elle était en CM1, ses parents ont pris un congé sabbatique d’un an en France. Des années plus tard, elle a passé un semestre à la Sorbonne, dans le cadre des études à l’étranger offertes par son université, la Southern Methodist de Dallas (Texas). Elle adore la France. Avant Bumble, elle avait envisagé d’appeler son application Merci.
Chez Tinder, elle était vice-présidente chargée du marketing, mais les relations se sont détériorées en juin 2014, quand elle a accusé un autre des fondateurs, Justin Mateen – son ancien petit ami – de harcèlement. Il a fallu qu’elle porte plainte et montre les textos insultants du personnage pour être prise au sérieux. Justin Mateen a été suspendu, puis écarté de la compagnie. Le procès a été réglé à l’amiable, au prix d’une compensation de 1 million de dollars pour la plaignante.
Whitney Wolfe ne dit pas grand-chose du contentieux avec Tinder, du procès et du harcèlement en ligne qu’elle a subi, sinon qu’ils lui ont coûté très cher au niveau de l’estime de soi. Dans un article pour le magazine Harper’s Bazaar, elle explique qu’elle ne pouvait plus se regarder dans la glace, qu’elle buvait trop, déprimait, ne dormait plus. « A 24 ans, j’avais l’impression que j’étais finie. » De cet incident, elle a tiré une conclusion amère : « Pour le dire simplement : l’Internet a démocratisé la misogynie. »
La jeune femme est rapidement retombée sur ses pieds après avoir rencontré l’entrepreneur russe Andreï Andreev, le propriétaire de Badoo, une autre application de rencontres, populaire dans le monde entier. Badoo est aujourd’hui l’actionnaire principal de Bumble.
Entre-temps, Whitney Wolfe a épousé (sur la côte amalfitaine) Michael Herd, l’héritier d’une fortune pétrolière du Texas – elle dont le premier travail, à la sortie de l’université, fut de lancer une ligne de sacs en bambou au profit des victimes de la marée noire de BP dans le golfe du Mexique, en 2010.
La guerre avec Tinder n’a jamais vraiment cessé. A deux reprises, le groupe Match, qui possède la plate-forme, a essayé de racheter Bumble, d’abord pour 450 millions de dollars, puis pour 1 milliard. Ne pouvant y parvenir, il a porté plainte pour vol de propriété intellectuelle. « C’est ce qu’on appelle du bullying [« harcèlement »] », a réagi la direction de Bumble, dans une lettre ouverte. La société a une politique radicale contre les mauvais joueurs, rappelle le texte : « swipe left » – ou l’élimination sans même un regard.
Réseau social des « relations saines »
Bumble a aussi déposé une contre-plainte, réclamant 400 millions de dollars de dommages et intérêts. Et le 24 septembre, Whitney Wolfe a annoncé que, faute d’arrangement à l’amiable, le divorce irait jusqu’au procès.
Selon elle, le groupe Match, qui possède aussi OkCupid et Plenty of Fish, se sent menacé dans son quasi-monopole par les 100 % de croissance enregistrés en un an par Bumble. Si Tinder reste nettement plus gros (50 millions d’utilisateurs, pour un chiffre d’affaires de 400 millions de dollars en 2017), Bumble a affiché 200 millions de dollars de revenus en 2017 et rattrape son concurrent en matière d’abonnés payants : plus de 2 millions, contre 3,8 millions pour Tinder.
Whitney Wolfe a confiance. Diplômée de marketing, elle a le don de sentir son époque. Bumble se veut aussi désormais le réseau social des « relations saines », à l’inverse des plates-formes qui encouragent les comparaisons dévalorisantes.
Outre le dating, Bumble propose des rencontres amicales (Bumble BFF, pour Best Friend Forever, l’acronyme qu’aiment à partager les ados) ou du réseautage professionnel (Bumble Bizz). Le but est de promouvoir les bonnes conduites. « La plupart des plates-formes hésitent à en faire autant. Elles ont peur de perdre leurs usagers », note la créatrice.
« Believe Women »
Et comme il se doit, Bumble est à la pointe du mouvement Time Well Spent (« le temps bien employé »), qui voit dorénavant les plates-formes appeler elles-mêmes les consommateurs à passer moins de temps en ligne. « Nous sommes en partie responsables de cette épidémie d’obsession pour les réseaux sociaux », reconnaît Whitney Wolfe.
Bumble vient ainsi de lancer Snooze, ou mode « veille », pour encourager les usagers à se « préoccuper de leur santé mentale ». Les princes charmants devront attendre le retour de l’éventuelle partenaire (ils sont avertis qu’elle fait une pause technologique).
Whitney Wolfe a elle-même suivi une cure de digital detox (« désintoxication numérique ») de trois semaines. Cela a été dur, explique-t-elle aux technophages de TechCrunch. Une crise de manque pendant quarante-huit heures. « J’étais paniquée, anxieuse. Puis j’ai réappris à être humaine. Un formidable sentiment de libération. »
La jeune femme est sortie de sa cure à temps pour partager le désespoir de millions d’Américaines devant les auditions du juge Brett Kavanaugh au Sénat. Au lendemain du témoignage de Christine Blasey Ford, l’universitaire qui accuse le candidat à la Cour suprême de l’avoir agressée sexuellement en 1982 – traumatisme qui, dit-elle, l’a accompagnée toute sa vie –, Bumble a publié une pleine page de publicité dans le New York Times. Toute jaune, avec ces seuls mots : « Believe Women ». Ecoutez les femmes et, surtout, « croyez-les ». Whitney Wolfe a également annoncé qu’elle donnait 25 000 dollars au réseau national de lutte contre le viol, l’inceste et les agressions sexuelles (Rainn).
Accessoirement, Bumble prépare une possible introduction en Bourse. La nouvelle porte-drapeau de l’empathie en ligne fait le pari qu’« éradiquer la misogynie » est une valeur en hausse dans la société américaine, y compris à Wall Street.