• Remaniements : la démocratie au risque des émotions
    https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/remaniements-la-democratie-au-risque-des-emotions-794171.html

    L’actualité du gouvernement Philippe illustre un tournant émotionnel qui transforme, de façon insidieuse, notre relation à l’État, mais aussi à la citoyenneté et au territoire. Par Alain Faure, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
    […]
    Les sanglots de Nicolas Hulot, l’uppercut d’Alexandre Benalla et l’attachement lyonnais de Gérard Collomb sont mis en scène dans toute leur intensité grâce aux médias de l’immédiat et aux réseaux sociaux du numérique. L’information est frontale, elle nous saisit, elle nous touche au cœur et elle nous électrise (en deux clics). C’est l’impression enivrante que la politique se déroule dorénavant dans une communion-répulsion affective avec les événements et avec des acteurs de premier plan.

    Pour décrypter la puissance du phénomène, il existe des travaux très convaincants en sociologie politique, en sociohistoire et en philosophie politique qui dévoilent l’entreprise d’envoûtement à l’œuvre. Les larmes recouvrent et masquent le sang du pouvoir, les affects sont les complices d’une manipulation des âmes où les puissants apprivoisent les passions.

    Mais il manque au tableau une mise en équation qui se révèle aujourd’hui déterminante : c’est la combinatoire de ces perceptions sensibles, et non leur simple addition, qui formate dorénavant l’imaginaire politique.

    Vu sous cet angle dynamique, le « tournant émotionnel » est profondément instable et disruptif, il devient le produit explosif et incontrôlable des trois promesses entremêlées. L’État omniscient, la citoyenneté du nombril et la magie des lieux sont des perceptions écorchées du vivre ensemble qui transforment, dans l’ivresse des égos du politique, les esthétiques de l’autorité, de l’engagement et de l’attachement au territoire.

    Notons enfin que le phénomène n’est pas une particularité made in France. Il se développe de façon tout autant explosive à l’étranger, et selon des formes démocratiques pour le moins inquiétantes.

    Sur l’État omniscient par exemple, les élections récentes en Russie, aux États-Unis, en Italie et au Brésil montrent que pour conquérir le pouvoir, les vainqueurs se sont appliqués à surjouer une médiation hyperpersonnalisée de nature divinatoire. Vladimir Poutine, Donald Trump, Matteo Salvini et Jair Bolsonaro sont les shamans contemporains de l’anti-mondialisation, ils revendiquent avec ferveur un État surplombant et autoritaire tout en justifiant les contraintes terrestres de l’impuissance publique et de la loi du marché. L’incantation passe toujours avant la responsabilité (et les croyances avant l’esprit de réforme).

    Sur la « citoyenneté du nombril », la montée du populisme émotionnel est observée partout dans le monde. Elle est sans équivoque concernant le rôle dorénavant donné aux émotions intimes dans le processus électoral : une vox populi par les tripes, en première intention, qui semble résolument désinhibée pour parler altérité, frontières, religion, famille... On découvre chaque jour de nouveaux buzzs sur Internet qui individualisent dans l’indignation les thématiques du chômage, de l’insécurité, des discriminations ou encore du terrorisme.

    Enfin sur la magie des lieux, on observe un regain régionaliste sans précédent dans tous les systèmes politiques et quelle que soit la tradition démocratique en présence. Les effervescences observées en Catalogne et dans l’Italie du Nord sont la partie visible d’un « retour du local » plein de paradoxes. Les plaidoyers identitaires font cohabiter des élans d’émancipation et des replis sur soi, des euphories participatives et de véritables régressions sociales...