• Du secret des affaires au secret de la justice
    Laurent Mauduit
    https://www.mediapart.fr/journal/france/041118/du-secret-des-affaires-au-secret-de-la-justice?onglet=full

    Quand il a été rendu public, le projet de loi a inquiété de nombreux professionnels de justice. Une intersyndicale des professions de justice, rassemblant de nombreuses organisations dont le Syndicat de la magistrature, la CGT, la FSU, le Syndicat des avocats de France, appelle ainsi à un rassemblement le 15 novembre, aux abords de l’Assemblée nationale, et dénonce dans un communiqué (il est ici (pdf, 1 B)) « une justice illisible, déshumanisée et privatisée », avec à la clef, une cascade de dérives, parmi lesquelles « le rétablissement du droit de timbre pour les justiciables » ; « la suppression des tribunaux d’instance, juridictions de proximité dont l’efficacité est pourtant reconnue » ; « le recul généralisé du contrôle de l’autorité judiciaire sur l’activité des services de police » ; « l’abaissement des exigences procédurales protectrices des libertés fondamentales » ; ou encore « l’extension systématique des dispositions dérogatoires au droit commun tels que le recours généralisé à la visioaudience, la comparution différée, le recours extensif à des procédures sans audience ».

    Mais dans le lot de ces mesures qui inquiètent les professionnels de justice, il y en a qui méritent un examen particulier : ce sont celles qui portent sur ce « recours extensif à des procédures sans audience », évoqué dans ce communiqué. La partie du projet de loi qui nous intéresse est celle qui commence avec l’article 19, qui est fallacieusement intitulé : « Concilier la publicité des décisions de justice et le droit au respect de la vie privée ». Fallacieusement… car la protection de la vie privée à bon dos, et c’est en vérité surtout le secret des affaires qui est ici en jeu. Le projet de loi indique en effet ceci : « 1° Les articles 11-1 et 11-2 [de la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972] sont ainsi rédigés : Art. 11-1. – Les débats sont publics. Sans préjudice de l’application des autres dispositions législatives, et sauf devant la Cour de cassation, ils ont toutefois lieu en chambre du conseil : 1° En matière gracieuse ; 2° Dans les matières relatives à l’état et à la capacité des personnes déterminées par décret ; les débats peuvent également avoir lieu en chambre du conseil dans les matières, déterminées par décret, intéressant la vie privée ou mettant en cause le secret des affaires [souligné par nous] ».

    En droit, la « chambre du conseil » est une salle d’audience où le public n’est pas admis. Premier coup de boutoir dans le grand principe républicain d’une justice rendue au nom du peuple français : quand le secret des affaires est invoqué, l’audience ne sera plus publique.

    Lisons la suite : « Art. 11-2. – Les jugements sont prononcés publiquement. Sans préjudice de l’application des autres dispositions législatives, et sauf devant la Cour de cassation, ils ne sont toutefois pas prononcés publiquement : 1° En matière gracieuse ; 2° Dans les matières relatives à l’état et à la capacité des personnes déterminées par décret. Les jugements peuvent également ne pas être prononcés publiquement dans les matières, déterminées par décret, intéressant la vie privée ou mettant en cause le secret des affaires [souligné par nous] ». Deuxième coup de boutoir dans le grand principe républicain : les jugements ne sont plus prononcés publiquement quand il en va du secret des affaires.

    Et ce dispositif est complété par une autre mesure : « 2° L’article 11-3 est complété par un alinéa ainsi rédigé : La copie est limitée au dispositif lorsque le jugement est rendu après débats en chambre du conseil. [souligné par nous] » En droit, le dispositif est la partie du jugement qui, dans le prolongement des attendus, présente la décision prise par la juridiction. Troisième coup de boutoir dans le grand principe de transparence : les jugements ne sont plus publics, ou alors seulement de manière si partielle qu’ils deviennent incompréhensibles.

    Le projet de loi qui va bientôt arriver à l’Assemblée prétend donc imposer de lourdes restrictions à la publicité des audiences et des décisions de justice, quand bien même celles-ci porteraient sur des sujets majeurs d’intérêt public. On remarquera d’ailleurs que les formulations du projet de loi sont les plus vagues possible, de nature à permettre l’application la plus extensive possible du secret des affaires. Et aucune voie de recours n’est possible pour un tiers qui voudrait quand même obtenir une copie d’une décision de justice couverte par le secret des affaires. En bref, c’est un recul majeur du droit que le projet de loi organise.

    Mais il y a un autre dispositif inquiétant dans le projet de loi : il vise à ce que les noms des magistrats soient anonymisés dans les décisions. C’est visiblement le Conseil d’État qui a pressé le gouvernement de prendre cette disposition, qui ne figurait par dans le texte initial. Après l’examen par le Conseil d’État, le gouvernement a donc modifié son projet de loi, pour prévoir que les noms des magistrats puissent être anonymisés. Le Sénat a validé le dispositif (on peut le vérifier ici), mais en choisissant une version un peu plus restrictive que celle du gouvernement, avec un article 19 ainsi rédigé : « Par dérogation à l’article L. 10 [l’article qui prévoit la publicité des débats judiciaires], les modalités de cette mise à disposition garantissent le respect de la vie privée des personnes mentionnées dans la décision et préviennent tout risque de réidentification des magistrats [souligné par nous], des fonctionnaires de greffe, des parties et de leur entourage et de toutes les personnes citées dans la décision, ainsi que tout risque, direct ou indirect, d’atteinte à la liberté d’appréciation des magistrats et à l’impartialité des juridictions. »