• « On ne veut pas de problèmes » : pourquoi des pharmaciens refusent-ils de délivrer leur traitement aux toxicomanes ?
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    Selon un testing réalisé par l’association Asud, 70% des pharmacies parisiennes ne veulent pas délivrer aux clients des produits comme le Subutex ou la méthadone, substituts pourtant nécessaires aux toxicomanes pour soigner leur addiction. Une pratique généralisée… et complètement illégale.

    Sept pharmacies parisiennes sur dix refusent de délivrer leurs traitements aux toxicomanes en demande de Subutex ou de méthadone, substituts de l’héroïne. C’est le constat fait sur le terrain par l’association Asud (Auto-support des usagers de drogues), à l’issue d’un testing effectué cet été et révélé, début novembre, par Le Parisien. Une pratique « honteuse », dénonce Fabrice Olivet, président de l’association, qui appelle à une « prise de conscience » des pharmaciens face à ce procédé.

    Dans la capitale, se procurer ces produits est devenu un parcours du combattant, selon Asud. L’étude montre ainsi que 71% des 115 pharmacies testées entre le 20 juillet et le 25 août ne délivrent pas ces médicaments. Un chiffre loin d’être surprenant pour Fabrice Olivet, directeur de l’association Asud. « Cela fait dix ans que nous tirons la sonnette d’alarme. C’est un problème qui est connu et qui dure. » En 2012, l’Asud avait mené une enquête dans les pharmacies de quatre arrondissements parisiens. « A l’époque, trois pharmacies sur quatre refusaient déjà de servir les usagers de drogue », déplore Fabrice Olivet.

    Mais comment se justifient les pharmaciens qui refusent de fournir les traitements nécessaires aux personnes souhaitant traiter leur addiction aux opiacés ? Franceinfo les a interrogés.

    « J’ai mes clients attitrés, les autres, je ne les sers pas »

    « Ils sont un peu spéciaux ces gens-là : ils volent, ils sont insolents, ils ramènent des problèmes. » Dans cette officine du 10e arrondissement de Paris, la pharmacienne a un avis très arrêté sur les consommateurs de drogue, qui viennent régulièrement lui demander leur traitement de méthadone ou de Subutex. Substituts de l’héroïne, ces médicaments aident notamment les toxicomanes à rompre leur dépendance. « J’ai mes clients attitrés, les autres, je ne les sers pas », déclare cette professionnelle, qui ne souhaite pas poursuivre la conversation.

    Ces traitements, autorisés en France depuis le milieu des années 1990, sont pourtant indispensables aux usagers de drogues ou ex-toxicomanes. « Souvent, quand on va à la pharmacie demander ces traitements, c’est qu’on est au bout du rouleau, qu’il n’y a pas d’autres solutions », témoigne Pierre Chappard, président de l’association Psychoactif et ancien usager de drogues. « Ces traitements sont une libération. Ils permettent de combler d’un coup le manque d’héroïne. Ça a sauvé des milliers de personnes. » La méthadone et le Subutex permettent en effet de réduire les risques de propagation du VIH et d’hépatite C chez les toxicomanes, puisqu’ils ne sont plus forcés de s’administrer de l’héroïne via des piqûres. « Cela joue aussi sur la réduction des overdoses et la baisse de la criminalité : quand on est sous ces traitements, on achète beaucoup moins d’héro dans la rue. Ça fait baisser le trafic », explique Pierre Chappard.
    Un refus « totalement illégal »

    Malgré ce constat, de nombreuses pharmacies continuent de refuser les patients en demande de Subutex ou de méthadone. Sur la quinzaine d’officines parisiennes contactées par franceinfo, en particulier dans les 10e et 20e arrondissements de Paris, seules quatre admettent qu’elles acceptent de servir, sans conditions particulières, leurs clients en demande de traitement. Pour les autres, les réponses sont claires : « On n’en commande même pas, ça nous évite d’avoir des problèmes » ; « Je délivre uniquement si je connais le patient : nous, on ne veut pas de nomades » ; « Nous avons des patients attitrés. Les autres n’ont qu’à trouver un autre établissement ».

    Un pharmacien va même plus loin : « Je ne veux pas de ce genre de clientèle. Que se passe-t-il si demain l’un d’entre eux arrive et défonce ma boutique ? Je vais être honnête, je ne suis pas le seul. Dans le quartier, une pharmacie sur cinq ne donne pas ces produits ». D’officine en officine, les mêmes arguments reviennent sans cesse. Peur de violences verbales ou physiques, de vols, de fausses ordonnances, d’un nombre trop important de client « précaires »... « Ces refus sont extrêmement graves », s’insurge Pierre Chappard.

    C’est tout simplement de la discrimination envers les usagers de drogue. Et surtout, c’est interdit par la loi.Pierre Chappard, président de l’association Psychoactifà franceinfo

    Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens, confirme : « Il est totalement illégal et absolument intolérable que certaines pharmacies refusent de prendre en charge ces patients ». Pour elle, ce refus est une atteinte au Code de déontologie des pharmaciens, qui précise bien que le professionnel « contribue à la lutte contre la toxicomanie » et qu’il doit « porter secours à toute personne en danger immédiat ». « Nous devons prendre en charge n’importe quel patient, et s’assurer de la continuité de ses soins », ajoute Carine Wolf-Thal.

    La présidente du Conseil de l’Ordre exclut toutes formes d’excuses. « Refuser un patient sous prétexte qu’on a peur des fausses ordonnances ou qu’on ne le connaît pas est interdit. S’il y a des difficultés avec un patient, on contacte son médecin, on trouve avec lui de nouvelles solutions… Mais on le prend en charge. » L’excuse du manque de stocks ? « C’est du vent, tranche-t-elle. Les pharmaciens peuvent commander directement chez un grossiste et recevoir le médicament dans la journée ou le lendemain de la commande. »
    Des sanctions administratives

    Pour Fabrice Olivet, ces refus systématiques engendrent même « une sorte de cercle vicieux », dont les effets néfastes peuvent être « dévastateurs pour les patients ». Le président d’Asud pointe ainsi un risque important de rechute. « L’usager va aller se fournir dans la rue, parce que ça devient plus simple. Soit il se fournira du Subutex ou de la méthadone au marché noir, soit il retournera complètement vers la drogue pure », déplore-t-il.

    Les substituts permettent aux patients de sortir de la clandestinité, de l’obligation de se procurer de l’argent, des circuits violents de la toxicomanie. Ils retrouvent une vie familiale, sociale… Les pharmaciens devraient en avoir conscience.Fabrice Olivet, président d’Asudà franceinfo

    De leur côté, les pharmacies qui acceptent de délivrer ces substituts se plaignent du manque de rigueur de leurs collègues. « On se retrouve avec des pharmacies ’attitrées’ pour les usagers de drogues, qui doivent gérer une multitude de clients en demande », analyse Fabrice Olivet. « C’est inacceptable », commente pour sa part Carine Wolf-Thal. « Chaque pharmacien devrait assumer son rôle d’acteur de santé publique. »

    Pour tenter de dissuader les pharmaciens de toutes formes de refus, la présidente du Conseil de l’Ordre rappelle que des sanctions existent en cas de manquement à la déontologie. « Ces pharmaciens peuvent être identifiés et risquent des condamnations en chambre de discipline. Ça va de l’avertissement au blâme, jusqu’à l’interdiction d’exercer », rappelle-t-elle.

    Dans les faits, Carine Wolf-Thal assure que des professionnels passent « régulièrement » en chambre de discipline « pour des faits similaires », comme le refus de délivrer la pilule contraceptive ou la pilule du lendemain. « J’invite les patients victimes à porter plainte auprès du Conseil régional de l’Ordre des pharmaciens, une simple lettre suffit », conclut-elle, appelant une dernière fois ses confrères à « reconsidérer leur position et à prendre en compte leur rôle d’acteur de santé publique. »