Excellente analyse de Samuel Hayat sur le mouvement en cours, qui offre des points de comparaison historiques et des instruments précieux (au premier rang desquels le concept d’"économie morale", emprunté à E. P. Thompson) pour penser son caractère inédit, son unité ("surprenante", écrit l’auteur, au regard de son horizontalité avérée), ses dangers, ses possibles. Mobiliser le concept d’’économie morale" me paraît d’autant plus pertinent que ce terme éclaire les stratégies discursives et la grille de lecture (économie domestique, bon sens, « bons comptes » faisant les « bons amis »...) appliquées par l’élite européenne en place (totalement inféodée par ailleurs aux règles de l’économie financiarisée) à la gestion de la crise grecque - et qui lui ont permis d’imposer au Sud de l’Europe des plans d’austérité sévère avec le consentement d’une part conséquente de leurs opinions publiques. Le hiatus entre cette « économie morale » et l’économie financiarisée (radicalement a-morale et destructrice de solidarités) est bien au coeur de notre époque, et le stratagème développé par ces élites pour rendre la crise grecque intelligible (et les plans d’austérité acceptables) est bien le signe que les principes de fonctionnement de l’économie financiarisée ne « font pas discours » (ni société) - ne peuvent inspirer et nourrir aucun discours proprement politique (sinon évidemment le discours de la prédation et de la guerre des possédants contre ceux qui ont peu ou n’ont rien : mais ce sont précisément des choses « qu’on ne dit pas », des choses « qui ne peuvent pas se dire »). A travers le mouvement des « gilets jaunes », cette même « économie morale » (qui apparaît beaucoup plus comme une idéologie relativement indéfinie que comme un modèle économique) se retourne aujourd’hui contre ceux qui étaient parvenus avec succès à en mobiliser les termes (qu’on se souvienne des « proverbes campagnards » sur la dette cités aussi bien par Hollande que Schäuble, Sarkozy ou Merkel pour justifier les mémorandums). Un enjeu majeur de la période, concernant la participation d’une part croissante de militant.e.s de gauche à ce mouvement (voir le texte de Tristan Petident publié hier sur son profil FB), serait probalement de saisir dans quel sens et par quels biais il est aujourd’hui possible d’orienter cette « économie morale » largement indéfinie dans le sens d’une économie sociale, écologique, non-fondée sur la division entre « nationaux » et « étrangers ». Ma conviction est que cette compréhension et ce travail ne pourront émerger que dans la pratique et la participation, et non dans le retrait et l’observation en surplomb.
Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir
Difficile de ne pas être saisi par le mouvement en cours. Tout y est déconcertant, y compris pour qui se fait profession de chercher et d’enseigner la science politique : ses acteurs et actrices, ses modes d’action, ses revendications. Certaines de nos croyances les mieux établies sont mises en cause, notamment celles qui tiennent aux conditions de possibilité et de félicité des mouvements sociaux. D’où sinon la nécessité, du moins l’envie, de mettre à plat quelques réflexions issues de la libre comparaison entre ce que l’on peut voir du mouvement et des connaissances portant sur de tout autres sujets. A côté des recherches sur le mouvement en cours, espérons que l’éclairage indirect que donne la confrontation à d’autres terrains pourra dire quelque chose de différent sur ce qui a lieu.
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