• @raspa
    Deux réflexions intéressantes, déjà croisées ailleurs mais ici joliment formulées, sur l’Histoire, le récit historique, et sa « vérité » :

    1 - Etienne Davodeau et Sylvain Venayre sont venus à La Fabrique de l’Histoire pour parler de La Balade nationale (toujours pas lu...). Ils expliquent comment ils ont cherché à déconstruire les images d’Épinal du « roman national », sans en imposer de nouvelles, et parlent de leurs astuces pour faire réfléchir le lectorat sur la façon dont on représente des personnages historiques dont on n’a à peu près aucune description physique (Jeanne d’Arc, Vercingétorix...).
    Intéressant aussi, leur parti pris de créer une fiction rocambolesque pour marquer une distinction claire avec les éléments historiques scientifiques présentés dans la BD ; se distinguant là, expliquent-ils, des histoires de roman national, où on prend les recherches historiques en comblant le vide avec de la fiction mais sans signaler ce qui relève de l’un ou de l’autre... Ça m’a évoqué le travail mené dans Petite histoire des colonies françaises où finalement, la distinction fiction/réalité n’est pas toujours si simple malgré l’ironie, le second degré et les inventions énormes, puisque l’Histoire elle-même est tellement faite d’horreurs et d’énormes monstruosités qu’on peut s’y perdre si on n’a pas quelques repères...

    Ils expriment aussi clairement quelque chose qui me saute de plus en plus souvent aux yeux : à quel point notre vision de l’Histoire de France d’avant 1800 est totalement déformée par le filtre historiographique du XIXe siècle. Et ils cherchent à dépasser ça.

    Ah, et puis à 32’, à ne pas louper, une chanson des années 80 sur Vercingétorix chantée par des collégiens : le roman national en chanson, c’est... grandiose
    https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/la-bd-entre-dans-lhistoire-44-lhistoire-dessinee-de-la-france

    2 - Dans No Home de Yaa Gyasi (https://calmann-levy.fr/livre/no-home-9782702159637) , un des personnages est prof d’Histoire au Ghana, dans un lycée de garçons. Il a une énorme cicatrice sur le visage, depuis son enfance, suite à un incident raconté dans un précédent chapitre :

    C’était la dixième année qu’il enseignait dans cette école. [...]
    « Qu’y a-t-il d’écrit au tableau ? » demanda Yaw [...] Cette fois-ci, un élève de très petite taille du nom de Peter leva la main.
    « Il y a écrit : l’histoire est un récit », répondit Peter. Il sourit, sans plus contenir son excitation.
    « L’histoire est un récit » répéta Yaw. Il s’avança dans les allées entre les rangées de sièges, s’obligeant à regarder chaque garçon dans les yeux. Une fois qu’il eut terminé et qu’il se tint debout au fond de la classe, où les élèves seraient obligés de se tordre le cou pour le voir, il demanda : « Qui aimerait raconter l’histoire du jour où j’ai eu ma cicatrice ? »
    Les élèves se tortillèrent, soudain amorphes et hésitants. Ils se scrutaient les uns les autres, toussaient, détournaient les yeux.
    « Ne soyez pas gênés, dit Yaw tout sourire à présent, hochant la tête pour les encourager. Peter ? » demanda-t-il. Le garçon, qui avait été si heureux de parler quelques secondes auparavant, eut un regard implorant. Le premier jour avec une nouvelle classe était toujours le préféré de Yaw. [...]
    – On raconte que vous êtes né dans le feu, commença-t-il. C’est pour ça que vous êtes si intelligent. Parce que vous avez été éclairé par le feu.
    – Un autre ?
    Timidement, un dénommé Edem leva la main : « On dit que votre mère luttait contre des esprits mauvais d’Asamando. »
    Suivit William : « Il paraît que votre père était tellement triste de la défaite des Ashantis qu’il a maudit les dieux, et que les dieux se sont vengés »
    Un autre, du nom de Thomas : « J’ai entendu dire que vous vous l’êtes faite vous-même, pour avoir quelque chose à dire le premier jour de la classe. »
    Tous les garçons éclatèrent de rire, et Yaw dut dissimuler son envie d’en faire autant. L’histoire de sa leçon s’était répandue, il le savait. Les élèves plus âgés avaient prévenu certains des plus jeunes à quoi s’attendre de sa part.
    Pourtant, il continua, regagna l’estrade pour observer sa classe, des garçons intelligents venus d’une Côte-de-l’Or plongée dans l’incertitude, apprenant le livre des Blancs d’un homme couturé de cicatrices.
    « Laquelle de ces histoires est exacte ? » leur demanda-t-il. [...]
    « Monsieur Agyekum, nous ne pouvons pas savoir quelle histoire est exacte ». Il regarda le reste de la classe qui comprenait lentement. « Nous ne pouvons pas savoir quelle histoire est exacte parce que nous n’étions pas là ».
    Yaw hocha la tête. Assis sur le devant de la classe, il observa tous les jeunes garçons. "C’est le problème de l’histoire. Nous ne pouvons pas connaître ce que nous n’avons ni vu ni entendu ni expérimenté par nous-mêmes. Nous sommes obligés de nous en remettre à la parole des autres. Ceux qui étaient présents dans les temps anciens ont raconté des histoires aux enfants pour que les enfants sachent, et qu’eux-mêmes puissent raconter ces histoires à leurs enfants. Et ainsi de suite, ainsi de suite. Mais maintenant nous arrivons au problème des histoires conflictuelles. Kojo Nyarko dit que les guerriers qui arrivèrent dans son village portaient des tuniques rouges, mais Kwame Adu dit qu’elles étaient bleues. Quelle histoire faut-il croire alors ? [...] Nous croyons celui qui a le pouvoir. C’est à lui qu’incombe d’écrire l’histoire. Aussi, quand vous étudiez l’histoire, vous devez toujours vous demander : « Quel est celui dont je ne connais pas l’histoire ? Quelle voix n’a pas pu s’exprimer ? » Une fois que vous avez compris cela, c’est à vous de découvrir cette histoire. A ce moment-là seulement, vous commencerez à avoir une image plus claire, bien qu’encore imparfaite." [...]
    « Mais monsieur Agyekum, sah, vous ne nous avez pas raconté l’histoire de votre cicactrice » [...]
    [Yaw] conclut : « Je n’étais qu’un bébé. Tout ce que je sais, je l’ai entendu dire. »

    Voilà, j’ai trouvé ça bien dit, et pédagogiquement intéressant d’utiliser un fait qui ne peut pas être dissimulé sur le physique du prof, et source de questionnements voire moqueries par les élèves, pour faire une leçon sur la matière elle-même...
    Par ailleurs, j’ai trouvé ce livre fabuleux (même si Calmann-Lévy doit faire de grosses économies dans son département correction, grrr), il donne envie d’explorer plein de champs sur l’histoire de l’esclavage, notamment sur le démarrage du circuit de la traite en Afrique (et ça me donne envie de revoir Roots aussi).