• Beauté des femmes, normes, sacrifices
    Femmes à travers l’Histoire : « sois laide et tais-toi ! »

    https://information.tv5monde.com/terriennes/femmes-travers-l-histoire-sois-laide-et-tais-toi-278816

    Dès le début, cela commence mal, très mal, pour les femmes.

    Dans Hippolyte, la pièce d’Euripide, ce contemporain de Socrate écrit sans ciller : "La femme est un mal. Le père qui l’a engendrée et nourrie lui adjoint une dot. L’époux qui prend dans sa maison ce parasite s’amuse à parer la méchante idole et se ruine aux belles toilettes, le malheureux détruisant peu à peu le bien de sa famille (...) Soyez maudites. Jamais je ne pourrai rassasier ma haine contre les femmes (...) Elles ne cessent de faire le mal".

    Claudine Sagaert, sociologue et professeur de philosophie explique : "Dès la Grèce antique, ce n’est pas telle ou telle femme qui est jugée laide, c’est LA femme. On voit se mettre en place une conception de la femme laide qui va partir d’une dimension physiologique. De cette dimension physiologique, on va en déduire une dimension négative du point de vue intellectuel et du point de vue moral".

    Dans son ouvrage Histoire de la laideur féminine (Imago édition) l’auteure passe en revue, explique et décortique les anathèmes qui touchent les femmes laides. Claudine Sagaert s’est appuyée sur des textes philosophiques, médicaux et littéraires.
    Pour un résultat assez stupéfiant.
    Femmes, "Vomissures de la terre"
    Les siècles qui passent ne calment pas les choses. Bien au contraire.
    la sorcière est souvent assimilée à une femme hideuse, résultat d'un commerce avec le diable
    la sorcière est souvent assimilée à une femme hideuse, résultat d’un commerce avec le diable

    Jean Baptiste Louis de Thesacq, médecin français du XVIIIe siècle, affirme : "dire du mal des femmes a été, pour le Moyen Âge, comme pour l’Antiquité, un des lieux communs de la littérature".

    La toute puissante Eglise catholique fait mieux que cela : elle les condamne. Si Marie, mère de Jésus, représente pour les chrétiens la pureté absolue (la voici enceinte bien que n’ayant jamais eu de rapport sexuel avec Joseph, son mari), Eve, mère de l’humanité, incarne à jamais la tentation (elle a mordu, la fourbe, dans le fruit défendu au jardin d’Eden).

    Et surtout, gare aux femmes laides ! Bernardin de Sienne, franciscain prédicateur du XVème siècle, va jusqu’à les traiter de "vomissures de la terre" !
    La laideur au couvent
    Dans son ouvrage, Claudine Sagaert nous rappelle qu’au Moyen-Âge la jeune femme qui souffre d’une disgrâce est envoyée illico dans un couvent tant sa présence au sein
    Nonnes dînant en silence, tout en écoutant la lecture de la Bible (<em>Humilité</em>, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pietro_Lorenzetti&quot ; title="Pietro Lorenzetti">Pietro Lorenzetti</a>, 1341
    Nonnes dînant en silence, tout en écoutant la lecture de la Bible (Humilité, Pietro Lorenzetti, 1341
    Wikipedia
    de la famille est perçue comme une insulte. Une femme laide "n’a pas sa place dans le monde, elle y est comme déplacée". Et même au couvent, à l’abri du monde, elle continue de déranger : "Les ecclésiastiques se plaignaient amèrement que les pères marient leurs filles les plus gâtées et abandonnent au Seigneur les plus laides". Pas très catholique pour des hommes d’Eglise...

    La femme laide suscite un rejet, parfois de la haine, jamais de l’indifférence. Elle est une tâche, un rebut, une erreur de casting dans la grande mise en scène de la société, le long métrage de l’existence.
    Forcément encombrante puisque non désirée, non charnelle, non "fécondable", elle doit vivre avec une honte originelle et, surtout, ne pas se faire remarquer, s’effacer autant que possible.

    L’intelligence lui est refusée, la sexualité défendue. Elle est une ennemie désagréable pour tous les hommes mais aussi, pour les femmes, la projection pénible d’un cauchemar vivant.

    Pourquoi ne t’achètes-tu donc pas une paire de lunettes, espèce de laide et vieille salope ?

    Des voyous insultant la chanteuse Susan Boyle
    "La vieille fille laide à sa fenêtre"

    Parmi ces bannies, citons encore "les vieilles filles", un terme qui, selon l’auteure, "indique déjà qu’elle n’est pas une femme. Genre hybride, elle est une fille déjà vieille. Elle n’a donc pas de réel statut". Et de citer plusieurs auteurs, et non des moindres, qui trempèrent leur plume dans la plus acide des encres pour évoquer leur existence.
    Alexandre Dumas : "A l’annonce de la vieille fille, il eût fallu voir les hochements de tête, les grimaces, les sourires de commisération ou de raillerie (..) tous enfin bâtissaient sur ce seul mot de vieille fille un échafaudage de conjectures fâcheuses".
    <em>"Quand il y a une vieille fille dans une maison, les chiens de garde sont inutiles : il ne s&#039;y passe pas le moindre événement qu&#039;elle ne le voie, ne le commente et n&#039;en tire toutes les conséquences" </em>écrit Balzac.
    "Quand il y a une vieille fille dans une maison, les chiens de garde sont inutiles : il ne s’y passe pas le moindre événement qu’elle ne le voie, ne le commente et n’en tire toutes les conséquences" écrit Balzac.
    Pixabay

    Octave Mirbeau :" Elle était fort laide, si laide que personne jamais ne l’avait demandée en mariage, malgré ses six mille livres de rente. (...) Elle avait, en m’embrassant furieusement, des gestes si durs, des mouvements si brusques, que je préférais encore qu’elle me pinçât le bras". Balzac : "Il n’y a rien de plus horrible à voir que la matinale apparition d’une vieille fille laide à sa fenêtre
    Zola et "les repoussoirs"
    Il y a aussi la redécouverte de cette étonnante nouvelle signée Zola, Les repoussoirs.
    Un industriel à l’idée un tantinet cruelle d’inventer un nouvel "article de toilette". Il charge plusieurs courtiers de "recruter" des femmes particulièrement laides dans Paris.
    L&#039;écrivain Emile Zola
    L’écrivain Emile Zola
    (Domaine public)

    L’industriel ne retient que "les faces décourageantes, celles qui glacent par leur épaisseur et leur bêtise". Il va louer leur laideur. Les bourgeoises se précipitent.

    Accompagnées de ces laiderons, elles voient leur beauté aussitôt rehaussée et cet étrange attelage dans les rues est censé séduire les hommes. L’affaire rencontre un grand succès.
    L’écrivain précise : "Le bureau était entouré de clientes qui choisissaient chacune son repoussoir et l’emportaient avec une joie féroce".

    Emile Zola, loin de jubiler sur le sort de ces "repoussoirs" dénonce là l’immense solitude de ces femmes laides. Il condamne cet argent qui peut tout acheter, jusqu’à la dignité des êtres. Lucide, l’écrivain conclut : "Qu’importe au progrès une femme qui souffre ! L’humanité marche en avant."

    Visionnaire Zola...

    Le combat des laides a été celui de toutes celles qui, par leur engagement, se sont autorisées à être fécondes autrement que par leur ventre.

    Claudine Sagaert
    "Le féminisme dénature la femme"
    La féministe occupe une place de choix dans cette farandole de l’exclusion. Ses activités, la défense de la femme et la légitime revendication de ses droits, ne peuvent que la rendre laide. L’auteure note : "Elle s’intéresse à autre chose qu’aux hommes et à leurs désirs. Ainsi, le féminisme dénature la femme, la précipite dans la laideur".

    Dès lors, il
    Le journal satirique <em>L&#039;assiette au beurre</em> du 18 septembre 1909, intitulée "Féminisme et féministes".
    Le journal satirique L’assiette au beurre du 18 septembre 1909, intitulée "Féminisme et féministes".
    s’agit de caricaturer les féministes avec une outrance souvent délirante.
    L’enjeu est de rire mais, surtout, ne pas leur permettre d’accéder au pouvoir politique. Lui seul autoriserait une amélioration du droit des femmes.
    Inadmissible.

    Les féministes sont donc osseuses, odieuses, grimaçantes, non désirables, mais aussi sans scrupule. Ces suffragettes obéissent, pour reprendre l’expression d’un propagandiste franquiste, à une "compensation de frustration hormonale".

    Délicat.

    On ne leur reconnaît à ces féministes (forcément hystériques) aucune intelligence particulière. Elles s’acharnent à vouloir braconner sur des terres interdites.
    Pour les femmes, de toutes les façons, il n’y a guère d’échappatoire. "Belle, la femme est idiote, intelligente, elle est laide", écrit Claudine Sagaert. En somme, le combat des laides a été celui de toutes celles qui, par leur engagement, se sont autorisées, au sens fort du terme, à être fécondes autrement que par leur ventre".


    Le cas Susan Boyle
    L’ouvrage balaie aussi notre époque. Il évoque brièvement le cas emblématique de Susan Boyle. Souvenons-nous. Cette artiste au physique hors norme participe en 2009 au télé-crochet anglais "Britain’s got talent". Lorsqu’elle se présente sur scène, quelques sifflets
    L&#039;actrice et chanteuse Rossy de Palma à Cannes en 2015. Elle est l&#039;une des artistes favorites du réalisateur Pédro Almodovar.
    L’actrice et chanteuse Rossy de Palma à Cannes en 2015. Elle est l’une des artistes favorites du réalisateur Pédro Almodovar.
    Georges Biard, CC BY-SA 3.0 (commons.wikimedia.org)
    fusent et la caméra capte les regards dégoûtés parmi le public. Une cascade de rires accompagne l’aveu de son âge (47 ans). Tout cela s’éteint quelques minutes plus tard quand s’élève sa voix, pure, puissante, indiscutable. A la stupéfaction générale, Susan Boyle semble révéler au monde tout entier qu’on peut être laide et talentueuse.

    Elle accède au rang de star et ses albums, du jour au lendemain, se vendent par millions.
    Mais la célébrité planétaire n’immunise pas contre la bêtise.

    En juin 2017, des voyous s’en prennent à la chanteuse quand, un jour, elle est assise tranquillement dans un bus. Un témoin raconte au quotidien The Telegraph : “Une dizaine ou une quinzaine d’entre eux l’ont cernée et ont commencé à lui lancer des objets. Ils ont mis le feu à un morceau de papier et lui ont jeté au visage. Susan Boyle gagne la sortie sous les insultes qui continuent de pleuvoir : "Pourquoi ne t’achètes-tu donc pas une paire de lunettes, espèce de laide et vieille salope ?"

    Rossy de Palma, l’actrice révélée par le cinéaste espagnol Pedro Amodovar a eu, elle aussi, à souffrir des quolibets durant son enfance. Mais de son physique à nul autre pareil, elle a fait une force. Lors d’un entretien au magazine Paris-Match, elle confiait : "J’avais hâte de quitter l’école, je croyais ainsi pouvoir échapper à la bêtise. Malheureusement, ça ne s’est pas passé comme je le pensais. Je me suis rendu compte que la vie est une grande cour de récréation qu’on ne quitte jamais."

    <em>"La laideur physique n&#039;est pas signe de laideur morale" </em>rappelle Claudine Sagaert
    "La laideur physique n’est pas signe de laideur morale" rappelle Claudine Sagaert
    (Pixabay)
    Un narcissisme industriel
    Notre époque, avec cette mode hystérique des selfies, cette mise à disposition volontaire et à volonté de son image, ce narcissisme quasi industriel exclut, de facto, celles et ceux qui ne répondront jamais aux critères de beauté en vigueur (grands yeux, petit nez, petit menton, bouche charnue, pommettes larges et hautes etc.).
    Sans parler des personnes obèses, anorexiques. "Chacun dans la société contemporaine est ainsi reconnu responsable de son corps et de son visage", appuie Claudine Sagaert "La femme est restée femme grâce à son apparence. On l’appréhende toujours de ce point de vue". Bien entendu, aujourd’hui, personne n’impose à la femme d’être belle, il n’y a pas de dictateur mais disons que c’est un "dictateur intériorisé". La femme ne doit pas avoir de ride, être en surpoids, elle doit soigner son apparence, au risque d’être coupable. On va lui attribuer un certain nombre de défauts : elle manque de volonté, elle est irrespectueuse envers elle-même et envers les autres, etc. Il y a, à notre époque, une normalisation de l’apparence, qui est extrême, et cela dans le monde."
    (Pixabay)

    Dans le monde, vraiment ? " Ecoutez, j’ai vécu six ans au Brésil et ce qui m’a vraiment questionnée dans les pays d’Amérique Latine, c’est que toute la représentation dans la publicité, ce sont des femmes blanches, blondes et souvent très minces. Vous imaginez dans un pays comme le Mexique et le Pérou, où les gens sont typés ? Ca ne correspond pas du tout à leur physionomie ! Quelque part, cela provoque un déni d’identité. Il y a aussi les Asiatiques qui se font débrider les yeux, les Africains et Africaines qui se font blanchir la peau. On comprend que les normes sont extrêmement bien ancrées. Ce qui est plus grave, c’est que l’individu lui-même, dès lors, ne se sent pas à la hauteur. Il sait que dans le domaine de l’emploi, des rapports amoureux, si son apparence ne correspond pas à un certain type de diktat, eh bien il ne sera pas recruté, ou il aura moins de chance lors de relations amoureuses ".

    L’apparence obéit à une mécanique infernale. Et si une femme se trouve un jour frappée de disgrâce, il peut lui arriver d’endosser une sombre culpabilité. Parce que la société la juge responsable de son physique. La voici tout à coup honteuse d’elle-même. "Victime, elle considère paradoxalement ces critiques comme justifiées, elle les intègre au point d’oeuvrer à sa propre dévalorisation".
    Infernal.