• Sortir ses griffes face à la fin du monde, Pierre-Henri Castel, entretien
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    À nouveau, il me semble qu’une partie considérable du travail sur les sensibilités collectives touchant les crises qui vont survenir et nous poser des difficultés gigantesques s’est opérée dans la science-fiction post-apocalyptique. C’est tout de même une chose étonnante que ce genre mineur commence à produire d’authentiques chefs-d’œuvre 3 ! De ce point de vue, je ne prétends pas faire davantage dans mon petit essai que donner un premier tour réflexif à ces anticipations terrifiantes, de façon analogue à ce qui, bien avant la naissance des conceptions philosophiques, rationnelles, de la liberté et de l’autonomie au XVIIIe siècle, s’était esquissé dans les utopies de la renaissance. Avant Rousseau et Kant, il y a eu More et Campanella. Cette science-fiction post-apocalyptique, pour moi, joue en effet un rôle analogue : c’est à la fois un pressentiment du pire et une préparation au pire, et la philosophie morale, avant qu’on ne puisse faire à proprement parler de la philosophie politique ou des sciences sociales, peut déjà se proposer d’en tirer quelque chose qui pourra peut-être un jour prendre une texture conceptuelle, voire, comme vous dîtes, se changer en un « programme ».

    Si vous voulez, la question de la mobilisation politique est une chose beaucoup trop sérieuse pour être réglée impatiemment. Il faut donc fournir de solides raisons de patienter, pour prendre conscience que nous ne savons même pas la forme des questions inédites qui vont bientôt se poser. L’angoisse est un aspirateur à lubies bien connu ; l’effroi, passé un premier moment de sidération, aide à toucher terre.

    C’est aussi pourquoi, négativement cette fois, l’attitude auto-limitée du moraliste permet de rester profondément sceptique à l’égard d’entreprises précipitées de faire de la science, en réalité de la pseudo-science, sur l’imminence de l’effondrement. C’est pourquoi mes yeux la #collapsologie est en réalité toujours un sous-genre de la science-fiction post-apocalyptique, mais au sens (à mes yeux péjoratif) d’être une fiction de science, et non, comme je la lis, un symptôme particulièrement intéressant des métamorphoses des sensibilités collectives face au Mal qui vient. C’est le « -logie » qui me dérange ; aussi je préfère parler d’« #effondrementalisme », dans le but de faire redescendre ce genre de spéculations au niveau de l’attrape-tout idéologique en quoi elles consistent.

    G – Vous affirmez que nos sociétés sont traversées idéal de l’autonomie. Que signifie cet idéal, quelle effectivité a-t-il ?

    PHC – C’est une question si vaste, qui mobilise tellement mes travaux précédents, qu’il est difficile de répondre en quelques mots. Le Mal qui vient a son origine dans une réflexion historique et systématique sur la formation des idéaux d’autonomie dans les sociétés individualistes occidentales qui s’inspire beaucoup de Norbert Elias. La particularité du projet que j’ai développé à cet égard était de s’appuyer sur la contrepartie de l’expérience individuelle de l’autonomie, qui sont les vécus d’autocontrainte. Pour être libre, c’est fou le nombre de choses qu’il faut être capables de s’empêcher de faire, et de faire aux autres : les exigences du contrôle pulsionnel, notamment en matière de sexualité et d’agression, n’ont cessé de croître en intensité, en raffinement, dans la multiplicité de leurs objets, dans la quantité d’individus contraints à s’y soumettre, et c’est cela le « processus de civilisation ». Toutefois, il y a un paradoxe, c’est qu’un excès d’auto-contrainte empêche l’action : elle l’embarrasse plutôt. Il faut donc inventer en même temps qu’on s’autocontrôle et qu’on s’autonomise des moyens, si j’ose dire, de se retenir de trop se retenir…

    J’ai fait l’histoire de ce paradoxe, en montrant qu’il coïncide avec une série de problèmes psychologiques et moraux bien connus : ceux des déchirements entre les mauvais désirs et la volonté bonne, des obsessions et des scrupules, des angoisses « sociales » et des inhibitions. On voit tout de suite qu’une telle construction de l’autocontrôle comme envers de l’autonomie ne va pas sans une idée du mal : « mal faire » ou « faire le mal », voilà qui tend à devenir indistinct, et à angoisser. J’ai poursuivi cette histoire des embarras modernes de l’agir en parallèle des transformations des idéaux d’autonomie, jusqu’à aujourd’hui (dans Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, et dans La Fin des coupables, Ithaque, 2011 et 2012). Après quoi, on m’a demandé à quoi ressemblerait le genre de mal qui s’annonce, dans les sociétés de l’autonomie généralisée, quand son idéal pénètre de plus en plus la vie de chacun comme des institutions, où elle n’est plus tant une aspiration qu’une condition. Mon livre sur Sade comme cet essai sur le mal sont des tentatives de réponse. Tout se passe comme si ce que j’ai imaginé être une histoire de l’autonomie en Occident, dans une veine à la Elias, s’était insidieusement transformé en une anthropologie historique du mal, qui a besoin de ressources philosophiques spécifiques.

    Il n’en reste pas moins que Le Mal qui vient est historiquement et socialement très « situé », comme on dit. Ce mal-là en effet ne pose problème que dans des types de sociétés capables de réfléchir collectivement aux enjeux collectifs et même universels, et qui ne se soucient pas moins de la destruction de la planète que de ce qui risque fort de la précéder de beaucoup, l’anéantissement de nos libertés, et tout particulièrement de nos libertés individuelles. C’est pourquoi, à mes yeux, il n’est pas moins important de réfléchir à la cause écologique qu’aux ressources et aux valeurs qui s’incarnent dans le projet d’autonomie et d’émancipation des sociétés modernes ; les deux sont indissociables, au moins en ceci que la vie que nous voulons préserver n’est pas n’importe quelle vie, mais une vie libre.

    Q. Le Mal qui vient, à certains égards, se présente comme une réponse à L’insurrection qui vient. Pour vous, ce qui s’annonce n’est pas un soulèvement contre la fin d’un monde, mais réellement la fin du monde, et avec cette fin, la libération de passions violentes et de perversions que certains feront subir aux autres. Mais votre idée qu’il faudrait « Bien armé de crocs et de griffes » contre le Mal qui vient ne relève-t-elle pas encore de cette idée d’insurrection ?

    PHC – C’est parfaitement exact. C’est pourquoi le livre est dédié à ce petit groupe d’Américains qui, à visage découvert, est allé fermer les vannes de l’oléoduc censé transporter un des pétroles les plus polluants du monde, extrait des sables bitumineux de l’Alberta, au Canada, vers les grandes raffineries américaines 4. Or ils ont agi à visage découvert, en donnant leur nom. Ils viennent d’être acquittés. Ce qui me fascine dans leur geste, c’est le refus d’agir de façon invisible, dans une sorte de clandestinité romantique contre-productive. Quand on a l’universel de son côté, on doit absolument s’en saisir, c’est en cela qu’il ne faut pas se laisser intimider. En agissant à visage découvert, ils se sont placés sous la protection de tous. De façon significative, je trouve, leur défense a été financée par une cagnotte en ligne ! Et ils ont réuni suffisamment d’argent pour venir à bout d’équipes d’avocats dont vous imaginez la compétence et la hargne. Je crois qu’on peut élargir cette perspective et ce raisonnement. Toutes sortes de mouvements de désobéissance civile sont en train de s’organiser, bien conscients que le problème n’est plus désormais celui d’un déficit de connaissance mais d’un déficit d’action.

    Les engagés de Climate Direct Action en Alberta
    Or ces mouvements se trouvent à la croisée des chemins. Quel type de violence utiliser ? La tentation est absolument extraordinaire, je l’ai vu de mes propres yeux, de recruter des saboteurs et d’attaquer des intérêts privés, voire des personnes. C’est un peu comme une phase anarchiste qu’on a connue à la fin du XIXe siècle avant l’organisation cohérente du mouvement ouvrier. Or il y a deux choses essentielles à se rappeler à ce sujet. La première, c’est qu’il faut disposer d’une analyse du système que l’on combat qui permette de formuler des objectifs de lutte impersonnels (c’est toute la différence qu’il y a entre lancer un sabot dans la machine d’un capitaliste particulier pour gêner l’industrialisation d’une filière, et se battre pour l’interdiction du travail des enfants et pour la journée de huit heures). La deuxième, c’est qu’il faut identifier les forces sociales capables de porter une telle lutte, et ce ne sont pas des individus isolés (c’est la différence entre politiser une catégorie sociale exploitée, et transformer le prolétariat en une classe ouvrière associée organiquement un parti, comme dans le projet marxiste, et fédérer vaguement, sur une base individualiste, des protestations et des sentiments d’injustice).

    Le romantisme de « l’insurrection qui vient » échoue totalement à satisfaire à ces deux impératifs. Mais spécifier la nature de la violence nécessaire pour combattre la violence destructrice de nos conditions de vie sur la planète est encore bien loin d’avoir répondu aux deux exigences que je vous formule ici, sans d’ailleurs savoir s’il n’y a que celles-là, ou si ce sont les plus importantes. Que demander d’impersonnel, et qui le demandera ? En tout cas, échouer à poser la question dans ses termes, c’est capituler sur ce qui me semble être un acquis fondamental : nos visées d’émancipation, d’autonomie et de réflexion collectives dans les sociétés démocratiques contemporaines.