• Lecture depuis quelques jours des journaux de Lucien Suel écrits entre 2007 et 2017, Les Vers de la Terre , publiés aux éditions Dernier Télégramme. Plusieurs récits de résidences d’écriture, notamment – c’est celui qui m’a le plus intéressé et même impressionné – à Armentières, au secteur G18 de l’Établissement Public de Santé Mentale Lille-Métropole. Narration sur un mode poétique basée sur des contraintes de formes numériques, ici je reprends les explications de la quatrième de couverture : 1) arithmonyme (comptage des mots, des versets de 23 mots) ; 2) arithmogrammatique ou justifiée (comptage des signes typographiques). Ces contraintes ont leur importance que je n’ai pas saisie tout de suite, il a fallu que je lise quelques dizaines de pages pour me rendre compte qu’elles donnaient au récit : 1) un rythme par lequel on est insensiblement entraîné ; 2) une mise en relief de détails ou d’éléments qu’on n’aurait pas forcément évoqués dans une prose libre parce qu’ils auraient été considérés comme insignifiants ou banals ; 3) et surtout une tension qui est celle du travail poétique auquel se livre l’auteur lors de ces résidences d’écriture, car il n’est jamais libre lors de ces journées dont il rapporte le déroulement, mais réalise une tâche très précise, celle d’écrire un livre, dans le journal d’Armentières, son récit La Patience de Mauricette . Il ne s’agit donc pas seulement, dans ce journal, d’observer, de dialoguer avec le personnel (ce que fait quotidiennement l’auteur pour rassembler des matériaux), mais d’organiser, de structurer un récit en cours d’écriture, d’où la forme choisie du verset qui rend parfaitement compte de l’effort proprement littéraire qui est exigé de lui. On le voit donc déambuler dans les différents bâtiments et jardins de la structure psychiatrique, rencontrer autant des patients que des membres du personnel, mais aussi faire des lectures pour des enfants et leurs parents et travailler dans son bureau à l’œuvre en cours. À noter ce point important à mes yeux : le fait que Suel passe facilement des patients aux infirmiers qui doivent affronter des situations évidemment difficiles (scarifications de certains patients, hurlements, crises, etc.). D’autres observateurs se seraient peut-être livrés à une forme de voyeurisme en se concentrant exclusivement sur les « malades », pas lui, et on lui en est reconnaissant à la lecture. La structure psychiatrique n’est pas abordée séparément du reste de la société. À l’extérieur, certaines personnes dites normales peuvent avoir un comportement singulier et violent et il en faudrait peu pour qu’ils glissent dans la pathologie. D’autre part, l’auteur en résidence a des discussions avec des patients, notamment à propos de poésie (une patiente souhaite publier ses poèmes), discussions qu’il pourrait aussi bien avoir à l’extérieur. La frontière est donc floue entre dedans et dehors, normalité et pathologie, et Suel veille à la maintenir floue, ce qui fait l’originalité de ces pages imprégnées d’humanité. Le travail du poète n’est pas celui du juge ou du médecin, il a recours à d’autres facultés que la seule raison, conçue comme un outil permettant de classer autant les choses que les êtres. D’où l’empathie de l’auteur que l’on perçoit à chaque page de ce journal autant envers le personnel (docteurs, infirmiers, jardiniers, etc.) qu’envers les personnes internées, la souffrance étant ici partagée par tous et nullement réservée aux seuls patients.

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