• « Les gaz lacrymogènes, outils de répression des insectes et des émeutiers », Jean-Baptiste Fressoz
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/02/27/les-gaz-lacrymogenes-outils-de-repression-des-insectes-et-des-emeutiers_5428

    Dans sa chronique, le chercheur Jean-Baptiste Fressoz retrace l’histoire des gaz utilisés par les forces de l’ordre contre les manifestants, et récemment les « gilets jaunes ».

    Chronique. La répression policière des « gilets jaunes » et la disparition des insectes − annoncée par des scientifiques pour le début du XXIIe siècle — partagent une origine commune qui remonte à la fin de la première guerre mondiale, au moment où les gaz de combat sont reconvertis à un usage civil, à la fois comme phytosanitaires pour nettoyer les champs et comme gaz lacrymogènes pour réprimer grévistes et émeutiers.

    En 1918, Amos Fries (1873-1963), l’énergique chef du service de la guerre chimique (CWS) de l’armée américaine, est désemparé : il est à la tête de 44 000 hommes, et surtout il a organisé un immense programme de recherche auquel collaborent 1 700 scientifiques. Il est en train d’inventer la guerre du futur et, soudainement, avec l’armistice, le CWS est en passe d’être démantelé.

    L’opinion publique est révulsée par les gaz de combat. La Chambre des représentants ratifie la convention de Washington puis celle de Genève, qui interdisent la guerre chimique. Pour Fries, c’est tout simplement incompréhensible : les gaz sont un moyen plus moderne, moins meurtrier, moins sanglant, plus propre en somme, de faire la guerre.
    Pour justifier son existence et son financement, le CWS doit convaincre l’état-major américain et l’opinion publique que les gaz peuvent trouver des usages en temps de paix. Amos Fries lance alors deux projets parallèles, l’un sur les pesticides, l’autre sur les grenades lacrymogènes.

    Le rêve d’une nature libre d’insectes

    Comme l’a bien montré l’historien Edmund Russell dans War and Nature (Cambridge University Press, 2001, non traduit), la première guerre mondiale a ouvert la voie aux #pesticides modernes : nouvelles molécules, nouveaux moyens d’épandage, et surtout nouvelle culture de l’éradication. Dans la propagande américaine, les Allemands étaient souvent comparés à des insectes qu’il fallait écraser et, réciproquement, les insectes étaient dépeints comme les ennemis de l’humanité, et cela d’autant plus facilement que le typhus (transmis par les puces) faisait des ravages dans les tranchées.

    En plein conflit, Stephen Allen Forbes (1844-1930), l’un des plus grands écologues américains déclarait : « La lutte entre l’homme et les insectes a commencé bien avant la civilisation, elle a continué sans armistice jusqu’à maintenant et continuera jusqu’à ce que l’espèce humaine prévale. » C’est durant la première guerre mondiale que naît le rêve d’une nature purgée des insectes et que commencent les grandes campagnes d’éradication, qui perdureront jusque dans les années 1970.

    La première guerre mondiale met aussi en évidence l’intérêt de la chloropicrine, une molécule jusqu’alors obscure, qui est un fongicide, mais qui possède aussi la particularité de provoquer des pleurs et des vomissements. Elle est moins connue que le gaz moutarde, mais il s’agit pourtant de l’arme chimique la plus utilisée pendant le conflit. Active à faible dose et pénétrant plus facilement dans les masques à gaz, elle était utilisée en guise de préliminaire : pris de pleurs et de suffocations, le soldat arrachait son masque, s’exposant ainsi à d’autres gaz plus dangereux. La chloropicrine est l’ancêtre des gaz lacrymogènes.

    Les Etats-Unis d’après-guerre offrent un terrain propice aux expérimentations policières : alors que de grandes grèves éclatent et qu’on agite le spectre d’une révolution bolchevique, les gaz lacrymogènes sont vantés par Amos Fries comme un outil de maintien de l’ordre à la fois plus efficace et plus humain que la matraque. Contrairement à cette dernière, ils laissent peu de traces et surtout ils individualisent l’émeutier pris dans une douleur atroce alors que les batailles rangées avec la police renforçaient la cohésion des foules. A partir de 1921, des petites entreprises montées par d’anciens du CWS fournissent les forces de police américaines en grenades lacrymogènes.
    Cent ans plus tard, on peut dire qu’Amos Fries et ses collègues ont triomphé : la guerre millénaire de l’humanité contre les insectes est en passe d’être gagnée, et les gaz lacrymogènes sont abondamment utilisés partout où la révolte gronde. L’ordre règne dans les champs et dans les rues.

    #gaz_lacrymogène #maintien_de_l'ordre #armes_chimiques #police