• « Dans les pays sous-développés, nous avons vu qu’il n’existait pas de véritable bourgeoisie mais une sorte de petite caste aux dents longues, avide et vorace, dominée par l’esprit gagne-petit et qui s’accommode des dividendes que lui assure l’ancienne puissance coloniale. Cette bourgeoisie à la petite semaine se révèle incapable de grandes idées, d’inventivité. Elle se souvient de ce qu’elle a lu dans les manuels occidentaux et imperceptiblement elle se transforme non plus en réplique de l’Europe mais en sa caricature.

    La lutte contre la bourgeoisie des pays sous-développés est loin d’être une position théorique. Il ne s’agit pas de déchiffrer la condamnation portée contre elle par le jugement de l’histoire. Il ne faut pas combattre la bourgeoisie nationale dans les pays sous-développés parce qu’elle risque de freiner le développement global et harmonieux de la nation. Il faut s’opposer résolument à elle parce qu’à la lettre elle ne sert à rien. Cette bourgeoisie, médiocre dans ses gains, dans ses réalisations, dans sa pensée, tente de masquer cette médiocrité par des constructions de prestige à l’échelon individuel, par les chromes des voitures américaines, les vacances sur la Riviera, les week-ends dans les boîtes de nuit néonisées.

    Cette bourgeoisie qui se détourne de plus en plus du peuple global n’arrive même pas à arracher à l’Occident des concessions spectaculaires : investissements intéressants pour l’économie du pays, mise en place de certaines industries. Par contre les usines de montage se multiplient, consacrant ainsi le type néocolonialiste dans lequel se débat l’économie nationale. Il ne faut donc pas dire que la bourgeoisie nationale retarde l’évolution du pays, qu’elle lui fait perdre du temps ou qu’elle risque de conduire la nation dans des chemins sans issue. En fait la phase bourgeoise dans l’histoire des pays sous-développés est une phase inutile. Quand cette caste se sera anéantie, dévorée par ses propres contradictions, on s’apercevra qu’il ne s’est rien passé depuis l’indépendance, qu’il faut tout reprendre, qu’il faut repartir de zéro. »

    [Frantz #Fanon, "Les Damnés de la Terre"]