• Les Yéménites oubliés

    Parmi les quelque deux cent mille personnes qui ont fui le Yémen, quinze mille se trouvent en #Jordanie où elles bénéficient d’une aide dérisoire. La Chaîne du bonheur récolte ce jeudi des dons pour le Yémen.

    Dans la difficulté, ils se sont regroupés. A Amman, la capitale de la Jordanie, les réfugiés yéménites fréquentent les mêmes restaurants, les mêmes mosquées et les mêmes commerces. « Nous nous entraidons parce que nous sommes loin de chez nous. Ce restaurant nous nourrit gratuitement », se réjouit Tahar*, un Yéménite de 47 ans, assis sur les tapis élimés d’un établissement d’Al Baladiyah, un quartier nord d’Amman. Il a fui le Yémen en 2011. Il y est revenu à plusieurs reprises mais a finalement décidé de rester en Jordanie, loin de sa femme et de ses enfants. Ayant servi dans l’armée de son pays, Tahar craint d’être pris pour cible par les forces houthis s’il s’établissait à nouveau au Yémen.

    Environ 15’000 Yéménites ont été enregistrés par le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) en Jordanie, dont le tiers l’an dernier. Comme Tahar, la plupart sont des hommes venus seuls et ils vivent à Amman. Officiellement, beaucoup sont arrivés en Jordanie pour suivre un traitement médical ou faire du tourisme. Puis ils y sont restés afin d’obtenir le statut de réfugié. Chaque année, à l’approche de l’hiver, le HCR leur verse une aide financière. Douze mille cinq cents personnes en ont bénéficié l’an dernier. « Le montant se situe autour de 270 dinars [380 francs] et varie selon le nombre de personnes dans le foyer », détaille Mohammad, un autre réfugié assis à la même table que Tahar.
    Coûteux permis de travail

    Cette somme ne suffit pas à couvrir les besoins annuels d’un foyer dans un pays comme la Jordanie où les prix des produits de première nécessité et les loyers sont élevés. Les réfugiés yéménites doivent donc travailler. « Chaque fois que je trouve un emploi dans un restaurant, on me demande mon permis de travail. Et sans ce document, on m’engage rarement », regrette Mansour, 39 ans, un habitué du restaurant d’Al Baladiyah.

    En théorie, Tahar, Mohammad et Mansour peuvent obtenir un permis de travail. Mais dans les faits, le sésame leur est difficilement accessible puisqu’il coûte entre 500 et 600 dinars, soit 700 à 850 francs, selon le secteur d’activité. S’il parvenait à économiser, Mansour affirme qu’il enverrait le peu qu’il aurait réussi à épargner à sa famille restée au Yémen. Il ne verserait pas ce précieux pécule au Ministère jordanien du travail.

    Dans ces conditions, ces réfugiés n’ont d’autre choix que de vivre au crochet des autres et de travailler illégalement quand l’opportunité se présente. Mansour exerce occasionnellement dans des restaurants. « Je regarde alors souvent autour de moi pour vérifier que des contrôleurs du Ministère du travail ne sont pas dans les environs. Ils sont déjà venus sur mon lieu de travail et j’ai dû m’enfuir », se souvient-il. En cas d’interpellation, le Ministère assure qu’il n’expulse pas le travailleur yéménite – qu’il ait le statut de réfugié ou pas – et qu’il se contente d’un rappel à la loi à l’employeur, voire d’une amende si ce dernier récidive. Cela dissuade bien sûr les patrons d’engager des Yéménites. « Après une courte période d’activité, on me remercie, relate Mansour. La Jordanie donne en fait la priorité à ses ressortissants sur le marché du travail. »
    Syriens oui, Yéménites non

    Cette préférence nationale s’explique par le haut niveau de chômage. Officiellement, 19% de la population active est à la recherche d’un emploi en Jordanie. Mais cette mise à l’écart des Yéménites interroge, dans la mesure où d’autres réfugiés, bien plus nombreux, peuvent obtenir gratuitement un permis de travail. Plus d’un million de Syriens, soit 10% de la population en Jordanie, peuvent exercer librement dans différents secteurs d’activité, comme l’agriculture, l’hôtellerie et la construction. Pourquoi pas les Yéménites ? « Nous traitons les Syriens comme des réfugiés, pas les Yéménites, justifie Mohammad Alkhateeb, porte-parole du Ministère jordanien du travail. Officiellement, ils sont venus chez nous en visite, pas en tant que réfugiés. » La reconnaissance de leur statut par le HCR n’a pas infléchi la position gouvernementale à ce sujet.

    Le fonctionnaire reconnaît qu’ils ne sont pas traités à égalité avec les Syriens. « Peut-être que personne n’écoute leur voix parce qu’ils ne sont pas plus de 15’000 », se hasarde-t-il. Le gouvernement jordanien peut décider de rendre gratuit le permis de travail pour certains ressortissants. Interrogés sur leurs intentions, le bureau du premier ministre, Omar Razzaz, ainsi que le Ministère jordanien des affaires étrangères n’ont pas donné suite aux sollicitations du Courrier.
    Une politique internationale

    La précarité des Yéménites s’explique aussi par la politique discriminatoire des bailleurs de fonds qui financent l’aide humanitaire au Moyen-Orient. Beaucoup se détournent de la crise yéménite, qui a fait moins de réfugiés que le conflit syrien, et dont les victimes sont donc moins visibles. De fait, la presse internationale a longtemps ignoré la guerre au Yémen. De son côté, le HCR souhaite soutenir les réfugiés en Jordanie sans condition de nationalité.

    « Mais cette approche est de plus en plus difficile à tenir car nos financements sont souvent assignés à la crise syrienne, analyse Lilly Carlisle, porte-parole du HCR à Amman. Nous ne pouvons donc pas dépenser cet argent pour des populations qui ne sont pas syriennes. » Pour le moment, seul 1% des besoins du HCR pour les réfugiés non syriens de Jordanie est financé pour cette année, notamment grâce à des contributions des Pays-Bas.

    Sans emploi stable et sans perspective intéressante en Jordanie, beaucoup espèrent se réinstaller dans des pays tiers. Les offres d’accueil sont rarissimes. « En 2018, onze réfugiés yéménites de Jordanie sont partis vivre au Royaume-Uni, trois au Canada et un aux Pays-Bas », reprend Lilly Carlisle, qui regrette la priorité donnée sur ce dossier à certaines nationalités, et le préjudice subi par d’autres. Quatre mille cinq cents Syriens aujourd’hui établis en Jordanie devraient être relocalisés dans des pays développés en 2019.

    Reste l’éventualité du retour au pays, une option fort périlleuse, que considère Zohra. Cette grand-mère yéménite ne parvient plus à payer son loyer à Amman. Elle craint d’être expulsée. « Je vais mourir ici, se lamente-t-elle dans un sanglot. Alors autant rentrer dans mon pays. Et je mourrai là-bas. »


    https://lecourrier.ch/2019/03/27/les-yemenites-oublies
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