Articles repérés par Hervé Le Crosnier

Je prend ici des notes sur mes lectures. Les citations proviennent des articles cités.

  • Qu’est-ce qu’une vie minimale ? Nouvelles du front et horizon possible | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2019/05/30/quest-ce-quune-vie-minimale-nouvelles-du-front-et-horizon-possible

    Mais s’en tenir à ce raisonnement serait en fait trompeur. En effet, le vivant est une source de surprise qui n’autorise pas ce type de réduction, et il est possible de l’illustrer de deux manière. Tout d’abord, les recherches évoquées ici tendent aussi à confirmer que les bactéries simplifiées décrites dans ces articles sont, au laboratoire, moins robustes que leur modèle de base. Cela est un indice qui nous rappelle que la redondance, et plus généralement une certaine complexité biologique, n’est probablement pas tant un fardeau d’un réservoir de solution et de protections permettant une meilleure adaptativité, et plaide au contraire pour une action très large de la sélection naturelle, non seulement sur le contenu des séquences génétique, mais sur leur syntaxe même. C’est en creux un formidable témoignage de la pertinence du moteur darwinien. Mais il existe aussi des surprises réciproques. À l’orée des années 2000, les bactéries les plus simples connues possédaient environ 450 gènes. Suite à de patients travaux de comparaisons, de compilation et de modélisation, les équipes qui travaillent à la bioingénierie de formes minimales de vie, à partir de ces bactéries, ont longtemps ainsi théorisé que pour qu’un micro-organisme réalise les fonctions vitales essentielles, il lui fallait au minimum 200 gènes. On en était là quand fut découverte une bactérie qui en avait seulement…180 ! Toute l’épistémologie de la question était à revoir, puisque le réel imposait non pas plus de complexité que la théorie, mais significativement moins. Le seuil du vivant était-il donc à chercher du côté de la complexité, ou de la simplicité ?

    À ce jour, posée en ces termes, la question ne trouve pas de réponse simple. Elle est pourtant cruciale : c’est, d’une certaine manière, rien moins que la façon contemporaine de se demander ce qu’est la vie ! Une manière de sortir de cette ornière est, aussi perturbant que cela puisse paraître, de refuser la notion de seuil. Non pas par goût de la spéculation vaine, mais bel et bien parce que ce que le monde vivant nous donne à voir est un incroyable continuum qui défie toute idée de seuil, et qui peut se décrire comme un tableau : les bactéries incroyablement pauvres en gènes évoquées, ci-dessus, vivent en particulier dans des cellules. Elles y cohabitent avec d’autres structures cellulaires comme les mitochondries, descendantes de bactéries dont elles ont n’ont gardé quelques gènes : à bien des égards, les premières semblent être en voie de prendre cette direction. Les mitochondries, elles, peuvent produire des dérivés qui ne possèdent plus aucun gène. L’ensemble de ces systèmes minimaux sont d’ailleurs moins complexes que certains virus, qui peuvent posséder jusqu’à plusieurs milliers.

    Penser le vivant sans frontières, le redéfinir sans en faire une catégorie c’est, je crois, proposer un saut audacieux à nos conceptions du monde naturel. C’est évidemment remettre en cause les tentatives orgueilleuses de « fabriquer » la vie, puisque les infravies nous rappellent que la foisonnante inventivité du vivant ne nous a pas attendu pour jouer à saute-mouton par dessus tous les seuils que les égos humains tentent de transgresser. C’est aussi remettre en cause la parcellisation du vivant, son atomisation, celles qui légitimeraient son appropriation, sa brevetabilité par exemple. Le vivant n’est pas affaire de structures fixes et optimisées, mais d’échanges permanents, de fragilités fécondes, de reconfigurations imprévues. Qui pourrait se targuer d’en posséder une parcelle qui, prise séparément, ne fait pas sens biologiquement ? Qui pourrait être propriétaire d’un état limite ?

    Mais penser le vivant sans frontières, il faut le dire aussi, nous expose et nous oblige. C’est une conception exigeante qui ne doit en effet pas servir prétexte pour abdiquer de nos efforts de protection de la biodiversité, ou de notre vigilance bio-éthique. Ce ne doit pas être un flou artistique, ou une rhétorique creuse, prétexte à toutes les approximations, voire les instrumentalisations et les dérives. C’est pourquoi, plutôt que de construire des forteresses de sable par la narration solutionniste d’un vivant-machine contrôlable et optimisable, il nous faut apprendre à accueillir, intellectuellement et expérimentalement, le vivant sans frontière avec rigueur, dans toute sa matérialité et l’originalité de ses dynamiques propres. Cela suppose probablement de remettre en cause une certaine conception productiviste des biotechnologies et redéployer les efforts en biologie de pointe vers plus de créativité, vers plus d’interdisciplinarité et plus d’ouverture. Ce n’est probablement pas le plus triste des chemins.

    #Biologie_synthétique #Vivant #Philosophie_biologique