• La pellicule invisible d’Alice Guy
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    Bien qu’Alice Guy-Blaché soit française et la réalisatrice d’une œuvre protéiforme, il y a peu de chances pour que Be Natural : The Untold Story of Alice Guy-Blaché, le documentaire de Pamela B. Green sorti depuis peu aux Etats-Unis, soit montré en France. Il n’a trouvé, pour l’heure, aucun distributeur dans l’Hexagone, quand l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Suède, la Norvège, le Danemark, la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et l’Espagne ont acheté les droits. Doit-on s’en étonner ? Non, à en croire la réalisatrice, dont le film dénonce l’indifférence têtue de la France vis-à-vis d’une pionnière du cinéma. A ce titre, il n’est pas exagéré de dire que le véritable sujet de Be Natural, enquête cinématographique et making of de cette enquête, porte sur la façon dont l’histoire se fait, puis s’écrit - ou pas - et se réécrit.

    Née en 1873, Alice Guy commence sa carrière en 1894, à 21 ans, comme sténodactylographe d’un certain Léon Gaumont. L’année suivante, elle assiste avec son patron à la première projection organisée par les frères Lumières. Gaumont saisit tout de suite l’importance du procédé, qu’il entend développer. Alice Guy se propose aussitôt de participer à l’aventure en créant des petits films courts. Gaumont accepte, au motif que « c’est un métier pour jeunes filles (sic) ». Loin d’être un art, le cinématographe n’est pas encore une profession, tout au plus une occupation d’amateurs - idéale pour une femme, donc.

    Alice Guy a trouvé sa vocation. Dès 1896, elle réalise ce qui peut être considéré comme le premier film de fiction, la Fée aux choux, soit moins d’une minute où l’on voit une plantureuse fée sortir des nourrissons de choux en cartons, artistiquement dessinés. Suivront près de mille films, sur dix-sept ans de carrière où Alice Guy, désormais directrice de production chez Gaumont, assure souvent tous les rôles - réalisatrice, scénariste, habilleuse… Elle touche à tous les genres, le comique, le drame sentimental, le western, le « clip » musical avec des chansonniers comme Mayol ou Dranem, et même le péplum avec son « chef-d’œuvre », la Vie du Christ (1906), film en vingt-cinq tableaux, d’une longueur totale de trente-cinq minutes, très inhabituelle pour l’époque. Elle participe à toutes les innovations comme la colorisation et, surtout, le chronophone, ancêtre du parlant, qu’elle part introduire aux Etats-Unis en 1907. C’est le deuxième volet de sa carrière, qui la voit s’épanouir à New York, où elle est partie avec son mari, le réalisateur Herbert Blaché. Bien que jeune mère, elle ne renonce pas à sa passion, bien au contraire, et ce malgré la difficulté qu’elle éprouvera toujours à maîtriser l’anglais. Elle parvient même à fonder sa propre compagnie, Solax, implantée à Fort Lee (New Jersey) et considérée comme le studio le plus important aux Etats-Unis de l’ère pré-Hollywood. Mais en 1921, en instance de divorce, alors que Solax a été en partie endommagé par un incendie, elle décide de rentrer en France.

    Commence alors une période sombre, qui s’étirera jusqu’à la fin de sa vie, en 1968. Sombre car Alice Guy, avec deux enfants à charge, ne parvient pas à trouver de travail. On ne l’a pas seulement oubliée : alors que paraissent les premières histoires du cinéma, son œuvre est effacée ou attribuée à d’autres, acteurs ou assistants qu’elle a employés, comme Feuillade. Même Gaumont, qui publie l’histoire de sa maison, la passe sous silence. Il promet des corrections pour la seconde édition - et des brouillons prouvent qu’il entendait tenir sa promesse - mais il meurt en 1946, avant la parution prévue du volume, qui ne verra jamais le jour.

    Comprenant que le cinéma lui a désormais fermé ses portes, Alice Guy entreprend de se faire elle-même justice. Elle corrige les premières histoire(s) du cinéma qui paraissent, tente de récupérer ses œuvres, perdues, oubliées, éparpillées chez les premiers collectionneurs. Non signés, dépourvus de génériques, sans crédits ni copyrights, les films d’Alice Guy semblent ne plus exister que dans la mémoire de leur créatrice. En désespoir de cause, elle écrit ses souvenirs. Aucun éditeur n’en voudra. L’Autobiographie d’une pionnière du cinéma paraîtra à titre posthume chez Denoël, en 1976. Une préface de Nicole-Lise Bernheim ouvre le livre par ces mots : « Si j’étais née en 1873 […]. / Si j’avais travaillé chez Gaumont pendant onze ans / […]. Si j’avais été la seule femme metteur en scène du monde entier pendant dix-sept ans, / Qui serais-je ? / Je serais connue, / Je serais célèbre, / Je serais fêtée, / Je serais reconnue. / […]. Qui suis-je ? / Méliès, Lumière, Gaumont ? / Non. / Je suis une femme. »

    Encouragée par Léon Gaumont, qui sut lui confier d’importantes responsabilités, objet d’hommages appuyés signés - excusez du peu - Eisenstein ou Hitchcock, Alice Guy n’a pas tant été victime « des hommes » que des historiens du cinéma. Son effacement est l’exemplification même d’un déni d’histoire. Une femme peut réussir - et Alice Guy l’a prouvé avec éclat - mais à partir du moment où une pratique amateur devient une profession, un art et un enjeu commercial, elle n’a plus sa place dans la légende. Prenez Méliès. Lui aussi a été oublié, son œuvre effacée, tandis qu’il tombait dans la misère et survivait en vendant des bonbons devant la gare Montparnasse. Mais dès 1925, l’Histoire du cinématographe de ses origines à nos jours, par Georges-Michel Coissac lui redonnait sa place, qui ne fera dès lors que grandir. Le nom d’Alice Guy n’y est même pas mentionné. Georges Sadoul a attribué ses films à d’autres, Langlois l’a négligée, Toscan du Plantier, directeur de la Gaumont de 1975 à 1985, ne savait même pas qui elle était. Et la France, aujourd’hui, rechigne à diffuser Be Natural, documentaire passionnant et presque trop dense, tant le nombre d’informations, glanées pendant dix ans, peine à rentrer dans les 103 minutes du film. On se consolera avec les quelques films d’Alice Guy disponibles sur YouTube (1), dont l’hilarant les Résultats du féminisme (1906), qui inverse les rôles de genre. Edifiant.

    (1) On trouvera aussi sur YouTube le Jardin oublié : la vie et l’œuvre d’Alice Guy-Blaché (1995), documentaire de Marquise Lepage. A mentionner également, le prix Alice-Guy, qui a récompensé cette année Un amour impossible, de Catherine Corsini.

    #invisibilisation #historicisation #femmes #cinema

    Quand est-ce qu’on efface les historiens du cinéma ?