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Craignosse, les turlutosses !

  • Splendeurs et misères de la collapsologie - Les impensés du survivalisme de gauche | Pierre Charbonnier
    https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2019-2-page-88.htm

    La #collapsologie se glisse sans le dire dans cette mythologie moderne en envisageant astucieusement que le tournant anthropologique décrit par Rousseau pourrait être parcouru à rebours. La catastrophe climatique, dans le dispositif de l’effondrement, c’est d’abord cela : l’opportunité à ne pas manquer d’abolir gaiement l’ensemble des médiations techniques, juridiques, économiques qui alourdissaient notre mode de vie pendant la parenthèse moderne, et de reconquérir la liberté primitive, la seule liberté authentique. Rousseau, dans une intuition grandiose, nous disait : quand change votre relation à la nature, tout change. C’est ce qui nous est arrivé lorsque a été prononcé le « Ceci est à moi » inaugural du Discours, et c’est ce qui nous a obligés à envisager notre coexistence de façon politique. À cela, les collapsologues répondent : puisque la catastrophe va détruire toutes les médiations modernes avec la nature, nous allons enfin pouvoir tout recommencer et reconquérir notre liberté prépolitique.

    Fin de l’abondance, de la propriété, de la domination – les ruines n’ont jamais semblé aussi attirantes. Mais ce reboot du système moderne n’est rousseauiste qu’en apparence, puisque la thèse centrale du philosophe consistait à affirmer que les adieux à l’état premier étaient définitifs. L’institution d’une justice sociale conçue comme compensation des tendances violentes et inégalitaires de l’économie était absolument irréversible. Quoi qu’il en soit des modifications ultérieures des rapports au monde, l’apprentissage de la justice constitue le legs de la modernité parce que nous ne reviendrons jamais à un stade où la rareté et la compétition seront éliminées à la racine. Or nous savons déjà que les crises écologiques ne font qu’accroître la rareté, la compétition, les inégalités. Aux bouleversements climatiques doit donc répondre une réflexion sur les instruments de protection contre ces phénomènes, sur nos moyens de faire aboutir de nouvelles demandes de justice dans une nouvelle conflictualité sociale.

    La question qu’il s’agit en définitive d’adresser aux avocats de l’effondrement est celle de leur engagement à l’égard de l’avenir. Le débat avec eux ne doit pas concerner la gravité et l’ampleur des bouleversements écologiques et sociaux en cours, car pour l’essentiel, nous sommes d’accord sur le fait que l’agencement des humains et des choses que nous avons connu est en bout de course, ainsi que les formes politiques dominantes qui l’ont accompagné. Ce débat doit concerner la promesse qu’ils font à leurs lecteurs, et qui les engage : que disent-ils aux millions de personnes prises au piège de l’extension urbaine, à celles qui ne peuvent accéder au luxe que constitue trop souvent un mode de vie écologique ? Que disent-ils, surtout, à ceux et celles qui, par exemple, ont été frappés par le cyclone Idai au Mozambique au printemps dernier ? Peuvent-ils se contenter de leur dire que faire face à une catastrophe est une affaire de « cheminement intérieur  » ? Autrement dit : vont-ils se montrer à la hauteur des affects qu’ils soulèvent et mobilisent, vont-ils assumer la responsabilité qui découle de leurs annonces ?