• #Bosnie-Herzégovine : une journée ordinaire avec les #réfugiés oubliés de #Sarajevo

    Plus de 35 000 migrants et réfugiés sont entrés en Bosnie-Herzégovine depuis le début de l’année 2019. Ils sont chaque jour plus nombreux à tenter de franchir la frontière croate, malgré les coups et la violence. Car tous savent que le « jeu » est leur seule chance de rejoindre un jour l’Union européenne. Le reportage de Bilten à Sarajevo où la situation humanitaire ne fait qu’empirer.
    Quelque soit l’heure, le parc municipal de Hadžići, à Sarajevo, est toujours noir de monde. Les enfants jouent et les vieux conversent en les observant du coin de l’oeil. On pourrait penser qu’il s’agit d’un jour ordinaire, dans n’importe quel parc du monde, s’il n’y avait autant de jeunes, principalement des hommes, des sacs sur le dos, fatigués de regarder la vie passer devant eux. Personne ne semble avoir la force de lever les bras, personne n’a plus la force de sourire ou de parler. Depuis des jours ils dorment dans la rue, dans les parcs, dans des bâtiments abandonnés… Durant l’été, ils se lavent et font leurs lessives dans les rivières, le long des routes.

    Certains sont marqués dans leur chair. « Celle-là, elle vient de la police croate, celle-ci c’est la police bosniaque à Bihać, et celle-là à Sarajevo », raconte un jeune Marocain d’une vingtaine d’années, en détaillant les innombrables cicatrices de son corps. « Celle-ci, c’était dans la forêt, celle-ci vient de la sécurité du camp. Et celle-là, je l’ai faite moi-même. Ma soeur, c’est une vie difficile. » Omar passe sa seconde année en Bosnie-Herzégovine. Ou du moins il lui semble. Il a en tout cas arrêter de compter ses tentatives pour entrer dans l’Union européenne. « Quand j’ai un téléphone ou de l’argent, la police croate me confisque tout », explique-t-il. Retourner en arrière ? « Pas possible ».

    Pendant que nous discutons, assis sur un banc, Hasan, un Bosnien plus âgé nous adresse la parole. Il salue les gars d’un « Salam » et d’un bref signe de tête. Ces derniers mettent la main sur le cœur et retournent le « Salam ». Hasan commence à me parler : « J’aimerais bien parler avec eux mais je ne connais pas leur langue. Pour vous dire la vérité, je prendrais bien un café avec eux. Ce sont des enfants, je n’ai pas peur. J’entends ce qu’on dit à la télévision, mais je vois ce qui se passe ici. Ces enfants sont assis dans le parc et ils parlent. Personne ne m’a jamais rien fait. On se salue, et chacun vit sa vie », raconte ce vieil homme de bientôt 80 ans.
    « Le jeu »

    Hadžići est une banlieue de Sarajevo qui compte quelque 20 000 habitants, nichée au pied du mont Igman. Elle pourrait être jolie si son architecture n’était pas gâchée par des bâtiments modernes. Avant la guerre, près d’ici, à Ušivak, se trouvait une caserne de l’Armée populaire yougoslave (JNA), dans laquelle il y a avait un bunker souterrain où des armes étaient entreposées. Durant les combats, elle se trouvait sous la contrôle de l’armée de Republika Srpska, puis elle fut cédée à l’armée de la Fédération en 1996. Elle fut utilisée jusqu’en 2000 puis remise au gouvernement de Fédération, qui l’a enfin transférée en 2005 à la Croix-Rouge du canton de Sarajevo.

    Pendant des années, personne ne sut que faire de ce vaste espace, jusqu’en juin 2018, date à laquelle il fut décidé de transformer l’ancienne caserne en camp de réfugiés. La Croix-Rouge a remis les clefs du complexe au ministère de la Sécurité, qui gère aujourd’hui le camp avec l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Celui-ci était prévu pour accueillir 400 personnes, mais sa capacité fut dépassée dès le premier soir. Des préfabriqués de mauvaise qualité et des tentes furent ajoutés, si bien que le camp accueille en ce moment 900 personnes. Et de nouveaux réfugiés arrivent tous les jours.

    Comme tous les camps montés à la hâte, le camp de Hadžići est gris et laid, même s’il est entouré de verdure. L’OIM accorde l’entrée aux journalistes ou aux ONG qui s’y intéressent. L’enregistrement des réfugiés et des migrants est effectué par le service des étrangers du ministère de la Sécurité. On trouve dans le camp plusieurs organisations partenaires de l’OIM ou du HCR, et une agence d’assurance privée payée par l’OIM.

    Ali vient d’Afghanistan et vit dans l’un des préfabriqués, avec des familles nombreuses. Seuls quatre lits sont disponibles, sur lesquels dorment des femmes et des enfants. Les autres s’allongent par terre. L’espace est exigu, il n’y a qu’une fenêtre et il fait une chaleur intolérable à l’intérieur. La famille d’Ali n’est là que depuis deux semaines. Elle est arrivée de Grèce et est passée par la Macédoine, le Kosovo et la Serbie. Ces deux dernières semaines, Ali a déjà commencé le « game ». C’est ainsi que les réfugiés et les migrants désignent les tentatives de franchissement illégal de la frontière croate. La famille d’Ali a l’intention de demander l’asile dans l’UE.

    Ali s’est déjà rendu à Bihać, le jour où les autorités locales ont décidé de supprimer les droits de toutes les personnes en déplacement résidant sur le territoire de ce canton. Durant deux jours, la famille a dû se cacher de la police, craignant d’être repérés et d’être emmenés à Vučjak, un ancien site d’enfouissement de déchets, devenu selon les témoignages le pire des camps sur la route des Balkans, et certainement le pire de toute l’Europe.

    « Retournez en Bosnie ! Go back to Bosnia »

    Après deux jours de fuite, Ali et sa famille se sont dirigés vers la Croatie. « C’était terrible », raconte Ali. « La police nous a trouvés, nous a encerclés dans les bois, puis ils ont commencé à nous frapper. Ils nous ont emmenés à proximité d’un énorme feu, dans la forêt et nous ont obligé à jeter tout ce que nous avions, nos téléphones, notre nourriture, nos affaires personnelles... Tout. Nous les avons supplié de nous permettre de garder notre nourriture, mais ils ont refusé. Les enfants pleuraient. Une fille du groupe a laissé tomber ses lunettes. Le policier s’est approché et les a écrasées. Puis ils ont commencé à nous fouiller, en détail. Les hommes, les femmes, même les enfants. Ils nous ont touchés partout. Finalement, une camionnette est arrivée, ils nous ont enfermé dedans et ont mis la climatisation. Nous étions gelés. Quand ils nous ont laissé sortir, nous étions à la frontière et ils nous ont simplement dit de retourner en Bosnie. Nous avons dit que nous voulions demander l’asile en Croatie. Ils nous ont dit que ce n’était pas un pays pour nous et ont répété ’Go back to Bosnia’. Nous ne pouvions pas rester à Bihać, parce que les conditions de vie sont très mauvaises, alors nous sommes revenus ici. »

    Ali parle un anglais presque parfait et veut témoigner pour raconter ce que lui et sa famille ont vécu ces quatre dernières années. Ils sont restés sept mois dans un camp surpeuplé de l’île de Samos, dans des conditions extrêmement difficiles. Ils pensaient même qu’il ne pouvait pas exister pire. Mais ce qu’ils ont vécu en Bosnie-Herzégovine est encore plus terrible. « Nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons pas retourner en Afghanistan », explique Ali, alors que nous sommes assis dans un café de Hadžići. Il m’explique que les conditions de vie sont mauvaises au camp. Il dit que des gardes frappent des gens, qu’il n’y a pas assez de douches ni de toilettes, que les femmes n’ont pas le droit de traverser seules le camp, qu’il y a des gens qui volent et qui frappent... Il ajoute que tous sont fatigués et que tous cherchent seulement le moyen de franchir les frontières avant que l’UE ne les ferme totalement. Il ajoute que les gens à Hadžići sont bons avec eux. »

    Comme dans beaucoup d’autres endroits en Bosnie-Herzégovine, la population locale s’est organisée pour aider les réfugiés. Mais même les bonnes volontés se lassent. Amira, qui tient un magasin, raconte qu’au début les habitants d’Hadžići sont sortis dans la rue pour accueillir les réfugiés, qu’ils allaient au camp leur apporter de la nourriture et des vêtements, mais que l’ambiance a progressivement changé. « Nous ne pouvons pas porter tout ce poids, il sont trop nombreux. Nous n’avons même pas assez pour nous-mêmes. Je ne sais pas, vraiment je ne sais pas. Tout cela n’est pas bon… Ni pour eux, ni pour nous », s’inquiète-t-elle. Elle poursuit ce qu’on lit dans les médias en Bosnie-Herzégovine : « Ils volent, ils attaquent les femmes, les kidnappent, ils sont malades ». Elle affirme ne pas connaître personnellement quelqu’un ayant eu un problème, mais qu’elle a « entendu des histoires ».

    Sur l’un des bancs du parc, trois jeunes hommes, des enfants encore, sont assis à côté des balançoires et des toboggans. Leurs regards sont fatigués. Ils ont 17, 20 et 22 ans. Tous les trois ont quitté le Maroc il y a deux ans. Ils m’invitent à m’asseoir à côté d’eux. Alors que nous parlons, un homme plus âgé accompagné d’un enfant s’approche de nous et avec un grand sourire, serre la main des trois jeunes, et il dit au petit garçon de saluer aussi les jeunes hommes. Ces derniers ne le connaissent pas, mais ils sont heureux qu’il les ait abordés. Depuis 15 jours ils vivent dans les rues de Sarajevo et d’Hadžići car il n’y a pas de place dans le camp. Ils se faufilent parfois la nuit venue à travers la clôture pour dormir sur un lit et se doucher mais doivent repartir le matin venu.

    Ils n’ont pas encore tenté « le game » - et s’y préparent. « Je veux aller en Italie », dit l’un d’eux dans un très bon anglais. « Je dois me rendre en Italie et trouver un travail. Il n’y a pas de travail dans mon pays, les conditions de vie sont dangereuses. Mon frère est en Italie depuis sept ans et je veux juste le rejoindre. Je ne suis pas un voleur. Je veux juste aller où je peux vivre et retrouver mon frère », dit-il, les larmes aux yeux. Pudique, il tourne la tête. Je leur demande s’ils ont peur de passer par Bihać puis par la Croatie. Personne ne répond. « Nous n’avons pas d’autre choix », dit doucement le plus jeune, celui qui a 17 ans.
    « Retourne au camp »

    Et puis ils me posent des questions auxquelles je n’ai pas de réponse. « Pourquoi nous traitent ils comme cela en Bosnie-Herzégovine ? Nous sommes allés dans tellement de pays et nulle part ce n’était aussi terrible. Nous n’avons pas de nourriture, pas de vêtements, aucun endroit pour nous laver. On nous frappe, on nous vole. Pourquoi ? » Ils me racontent avoir été attaqués par un groupe de jeunes dans le centre de Sarajevo, alors qu’ils dormaient. « Ils nous ont pris nos téléphones et ont tiré des coups de fusil en l’air. La police est venue, mais n’a rien fait. Ils nous ont juste dit : ’retourne au camp’. Nous nous sommes cachés jusqu’au matin, puis nous sommes arrivés à Hadžići ».

    Depuis des jours, ils essaient de s’enregistrer au camp pour avoir trois repas quotidiens et pouvoir laver leurs vêtements. Mais ils n’ont toujours pas réussi. La liste d’attente s’allonge chaque jour. Les familles sont prioritaires, il n’est pas rare de voir des enfants et des femmes dormir dans les rues ou les prés autour d’Ušivka. C’est la même chose à Sarajevo. L’inscription est lente et très problématique. Ceux qui ont essayé racontent que parfois les employés refusent tout simplement d’inscrire quelqu’un. Parfois, ils inscrivent des mineurs comme des adultes. L’accès à l’asile n’est clair pour personne. On ignore comment avoir accès à des soins médicaux. Rien n’est clair.

    Les autorités du canton de Sarajevo, dont la commune d’Hadžići fait partie, font comme si elles ne remarquaient pas tous ces gens qui se promènent dans la ville. Aucune aide n’a jamais été organisée. Même la Croix-Rouge n’est pas impliquée. Certaines mosquées permettent aux réfugiés de passer du temps dans leurs cours, parfois même d’y dormir. Il existe plusieurs cantines publiques à Sarajevo, mais aucune n’offre vraiment de la nourriture aux réfugiés et aux migrants, qui sont de plus en plus nombreux dans les rues. Depuis un an et demi, ils dépendent de l’aide des citoyens bosniens. Néanmoins, les autorités cantonales ont récemment annoncé qu’elles allaient « nettoyer » les rues et les parcs et que personne ne pourrait plus y rester. Mais personne ne dit aux réfugiés où ils doivent aller. Lors des chaudes journées d’été, les médias invitent les citoyens à se protéger de la chaleur mais la police intervient lorsqu’elle repère des migrants assis à l’ombre dans un parc, et les force à bouger.

    Le Premier ministre du canton a récemment annoncé qu’il allait bientôt rencontrer son homologue du canton d’Una-Sana. Au cours de ces derniers 18 mois, les autorités de ce canton ont réussi à enfreindre la quasi-totalité des lois régissant les droits des demandeurs d’asile et à déshumaniser complètement les migrants et les réfugiés. À Ključ, la police force les passagers à sortir des bus qui se rendent en Krajina et laissent les réfiugiés sur le bord de la route, des enfants, des malades, des femmes, ou des mineurs voyageant seuls… La Croix-Rouge locale fait ce qu’elle peut, l’OIM et le HCR aident les familles qui veulent aller en Krajina. Les autres, personne ne s’en occupe. À Hadžići, la police en général ne crée pas de problèmes. Un policier avec qui je discute dans le parc explique ne forcer personne à quitter les lieux publics, mais qu’il attendait des ordres.
    Des témoins muets

    Dans le parc près de la piscine, Naila garde sa petite fille. Pendant qu’Una joue sur le toboggan, Naila est assise sur le banc. Elle dit qu’elles viennent ici tous les jours et qu’elles n’ont jamais eu de problème. Elle ajoute que les policiers sont plutôt gentils avec les jeunes migrants, mais elle a remarqué qu’ils leur demandent parfois de bouger lorsque ceux-ci sont assis dans l’herbe. « Hier, j’ai vu qu’ils les ont forcé à partir, et les ont emmenés quelque part alors qu’ils étaient assis tranquillement. Je n’ai pas vu que les garçons avaient fait quelque chose », raconte-elle. Una, dans l’intervalle, s’est assise sur ses genoux. Elle écoute attentivement ce dont nous parlons. À un moment, elle demande si elle peut dire quelque chose. « Moi je ne les aime pas ». Sa grand-mère et moi demandons pourquoi. « Il y en a un qui m’a tiré la langue ». Naila rit. « Eh bien, c’est parce que c’est juste un gamin, comme toi. Pas aussi jeune que toi, mais tout de même, ça reste un enfant ».

    Et puis Naila se tourne vers moi et commence à parler. « Je suis triste pour eux, vraiment. Je les regarde et je me dis que leur mère leur manque. Je suis assise ici et je réfléchis à ce qui les attend. Vont-ils réussir à aller là où ils veulent ? Font-ils réussir à fonder une famille ? C’est peut-être parce que j’étais moi-même une réfugiée dans les années 1990 que cela me tient à coeur ». Il y a 20 ans, Naila a dû fuir Hadžići. « Nous avons été humiliés en tant que réfugiés. Nous n’avons jamais pensé à réclamer des droits, nous n’avions rien. Nous baissions la tête, nous n’avions rien. Je n’ai jamais osé dire un mot à personne. J’attendais juste que cela passe. Nous étions aussi assis dans ce parc et attendions. Mais eux, ils sont différents. Ils sont très fiers. Et c’est bien qu’ils le soient. Pourtant, nous ne pouvons pas les aider. Nous avons déjà si peu nous-mêmes. Nous pouvons juste être ici avec eux, et regarder ces enfants souffrir. Nous partageons leur souffrance. À quoi tout cela rime-t-il ? »

    Plus de 35 000 personnes sont entrées en Bosnie-Herzégovine depuis le début de l’année et les arrivées continuent tous les jours. Les Bosniens les aident toujours, autant qu’ils le peuvent. Les autorités et certains médias propagent des rumeurs désobligeantes sur les migrants, et les présentent comme des criminels. Certaines organisations internationales qui ont reçu plus de 20 millions d’euros de la part de la Commission européenne pour aider ces migrants en Bosnie-Herzégovine ont créé des camps qui sont devenus des lieux d’horreur. Ceux qui y ont séjourné disent avoir été traités comme des animaux. Il n’y a pas assez de place et on dirait que personne ne s’en soucie réellement. Les autorités suivent les instructions reçues de l’UE. En fin de compte, on peut rappeler les paroles de Borka Pavićević, qui disait dans une interview que les populations de l’ancienne Yougoslavie ont « l’expérience du témoin ». « Parce que nous pouvons aider à faire en sorte que ce qui s’est passé ici ne se produise plus jamais ». Malheureusement, ce que nous avons vécu ne semble pas avoir été suffisant pour retenir la leçon.

    https://www.courrierdesbalkans.fr/refugies-a-hadzici
    #asile #migrations #Balkans