Mon plan B pour la fin du monde
Nicolas Santolaria, Le Monde, le 20 septembre 2019
▻https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2019/09/20/mon-plan-b-pour-la-fin-du-monde_6012441_4497916.html
Récemment, au détour d’une conversation avec un ferronnier trentenaire venu faire des travaux chez moi, j’ai découvert la nouvelle banalité de l’imaginaire apocalyptique. Après m’avoir expliqué qu’il s’était réinstallé chez ses parents, à la campagne, parce qu’il y avait une source d’eau potable, des poules et des terres cultivables, le ferronnier, aussi naturellement que s’il me parlait de son projet d’achat d’un écran 4K, me dit : « Je vais bientôt fabriquer une serre semi-enterrée pour avoir des légumes tout l’hiver. » Soit à peu près l’équivalent du Dôme du Tonnerre dans le film Mad Max 3, structure métallique initialement dévolue aux combats à mort et ici réaffectée à la production de courges.
En pleine édification de ce que les spécialistes nomment une « base autonome durable », ce ferronnier ne se revendique pourtant pas comme un collapsologue, ou un « prepper » (qui se prépare). Si ces deux tribus obsessionnelles ont pour unique horizon existentiel la perspective de l’effondrement, vivant dans la certitude que la société thermo-industrielle connaîtra bientôt un déclin brutal, notre ferronnier, lui, continue à avoir un pied actif dans le monde d’aujourd’hui. Il pose des verrières d’atelier, roule en voiture et investit dans l’immobilier. Mais, de manière précautionneuse, une partie de son esprit a déjà installé un petit avant-poste dans l’après. Comme de nombreuses personnes, il se dit « Et si… ».
« Apocalyptisme » diffus
Et si tout s’écroulait vraiment ? Comment envisager le repas du lendemain si l’on ne peut plus compter sur le Daily Monop’ ? Comment se déplacer, se chauffer, s’éclairer dans le monde de l’après-pétrole ? C’est désormais en famille, ou entre amis, qu’on évoque ces questions sur un ton mi-badin, mi-tragique. « Si je dois quitter en urgence la ville où j’habite, je prendrai avec moi une loupe pour faire du feu, un couteau, une tente, mais surtout une trousse de soins XXL, remplie de médicaments. Et un calendrier, pour ne pas perdre la notion du temps. J’aimerais aussi emporter une guitare, il va falloir se divertir, on va très vite s’ennuyer. Mais c’est un peu con, ça me ralentirait », confie un étudiant en sociologie de 21 ans.
Mêlant l’essentiel et le trivial dans ses préoccupations, cet « apocalyptisme » diffus se nourrit à plusieurs sources. Comme l’explique le professeur de littérature Jean-Paul Engélibert dans son ouvrage Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse (La Découverte, 236 pages, 20 euros), l’imaginaire actuel est inédit : il résulte d’une chimie complexe entre les films, les séries et les romans qui dépeignent le monde post-catastrophe, et les discours scientifiques, qui viennent documenter concrètement la possibilité de la fin du monde. Incendies, records de température, disparition accélérée des espèces : les phénomènes climatiques extrêmes et les menaces sur la biodiversité renforcent ce sentiment que tout – y compris le pire – est désormais possible. D’après une étude OpinionWay publiée en mars, 48 % des Français pensent d’ailleurs qu’il est déjà trop tard pour inverser le cours du réchauffement climatique.
Une multitude de scénarios
L’effondrement n’est donc pas une simple idée un peu lointaine, un truc avec lequel on joue à se faire peur, mais une perspective envisagée de plus en plus concrètement. Dans leur for intérieur, beaucoup de gens se sont déjà fabriqué une multitude de scénarios de ce que serait ce monde d’après. Steve Huffman, le patron du site Reddit, a ainsi expliqué au New Yorker, en janvier 2017, qu’il s’était fait faire une chirurgie corrective de la myopie en 2015 car, si la fin du monde se produit, « il sera très compliqué de se procurer des lentilles ou des lunettes ».
L’après-cataclysme constituant par définition un monde inconnu, on peut y projeter ce que l’on veut, se contenter d’une sorte de survivalisme de basse intensité (« j’irais chez Andréa, dans le Béarn, parce qu’il y a plein de bocaux faits maison là-bas », dit Christelle) ou, au contraire, imaginer dans le détail les bases nécessaires à l’édification d’une nouvelle société où les douches de plus de 20 secondes seraient interdites par la Constitution.
Permaculture et tir à l’arc
Dans un document intitulé « Biorégions 2050 », l’institut Momentum et le Forum vies mobiles, deux laboratoires d’idées, imaginaient à quoi ressemblerait l’effondrement de l’Ile-de-France dans trois décennies. Surprise, ça fait presque envie. « La vie quotidienne a retrouvé une forme de convivialité de proximité, à base d’entraide et de solidarité », « certains centres commerciaux ont été transformés en serres de pépinières », « le périphérique a été couvert de verdure », « l’ozone et les microparticules ne polluent plus l’air. Mais les épisodes de chaleur extrême interdisent encore la circulation sur de grandes distances par temps estival », peut-on lire dans ce document, rédigé entre autres par l’ancien ministre de l’écologie Yves Cochet, lui-même installé dans une ferme expérimentale en Bretagne et auteur de Devant l’effondrement (Les liens qui libèrent, 256 pages, 18,50 euros, à paraître le 25 septembre).
Tenaillés par l’idée que notre civilisation est en train de basculer, les témoignages que nous avons recueillis traduisent l’extrême ambivalence des réponses sociales face à un phénomène difficile à appréhender. Ainsi, quand certains optent pour la permaculture de balcon, d’autres se mettent au tir à l’arc. Mais rien n’interdit de combiner les disciplines, comme cet expert immobilier du sud de la France qui, après avoir dit qu’il ne croyait pas à l’effondrement, confie un peu plus tard avoir créé dans sa cave « des réserves de produits de base » à partir de son potager et s’être mis « au crossfit, au tir, et au Ninjutsu, l’art de combat des samouraïs ».
Si l’on voulait trouver un trait commun à cette pensée kaléidoscopique de l’effondrement, ce serait sans doute le deuil, ce sentiment que le monde ne sera jamais plus comme avant. « J’essaie de m’habituer à l’idée qu’il va falloir s’adapter à l’incertitude face au climat. Je n’ai pas de plans, j’essaie juste de me rendre le plus flexible psychologiquement pour être en mesure d’accueillir et de vivre ce qui arrivera », confie Aurélie Sierra, une sociologue qui habite à Montréal. Ou l’effondrement comme nouvelle gymnastique mentale permettant de faire le grand écart entre le monde d’aujourd’hui et celui de demain.
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