L’espace public, c’est aussi l’espace dans lequel se crée de la consistance sociale en raison de l’exposition à l’incertitude collectivement ressentie. Les big data nous poussent à passer, à cet égard, d’une société actuarielle à une société post-actuarielle. Le calcul actuariel fonctionne avec la notion de probabilité, laquelle ménage (malgré elle) une part irréductible d’incertitude radicale. Le calcul “actuel” prétend épuiser le possible, c’est-à-dire neutraliser toute incertitude par “actualisation” anticipative du possible. Dans la « société actuarielle » ou « assurantielle », la charge de l’aléa, du sort aveugle, de l’excès du possible sur le probable, était répartie entre les membres de collectivités d’assurés ou prise en charge collectivement par l’État. Au lieu de mutualiser la charge de la part irréductible d’incertitude radicale qui résiste à tout calcul de probabilité, comme le ferait une assurance, l’idéologie des big data promet d’assigner à chacun son « coût réel » : les primes d’assurance vie pourraient être « individualisées » non plus en fonction de catégories actuarielles préétablies, mais en fonction du mode de vie individuel, des habitudes alimentaires, des données relatives à l’activité physique collectées grâce aux gadgets de « quantified self », du nombre d’heures quotidiennement passées devant un écran et de quantité d’autres caractéristiques individuelles corrélées sans que l’on sache pourquoi, à un plus ou moins bon état de santé. Cela signifierait, bien entendu, la fin de l’assurance. La rationalité algorithmique signe l’avènement d’une société post-actuarielle, post-assurancielle dans laquelle la notion même de risque disparaît en même temps que l’idée, ou plutôt la tolérance à l’idée qu’existe une part tragique, incompressible, d’incertitude radicale ou d’indécidabilité : celle-là même qui constitue le fond sur quoi le juge doit trancher. Il devient donc possible, dès-lors, de se passer de tout système de solidarité entre individus mis en concurrence à l’échelle quasi-moléculaire de la donnée numérique infra-personnelle. Le tournant algorithmique, on le voit, - sous prétexte d’objectiver les processus décisionnels -, ne se pose pas en rupture par rapport aux politiques néolibérales, mais offre à ces dernières des outils particulièrement puissants, d’autant plus puissants d’ailleurs qu’ils passent inaperçus.