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« vivere vuol dire essere partigiani » Antonio Gramsci

  • Éric Vuillard « La peine infligée à Vincenzo Vecchi est faite pour terroriser »
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    Justice. Membre du comité de soutien à l’ex-altermondialiste italien, le romancier Éric Vuillard interpelle sur le sens d’une sanction de douze ans de prison, dissèque les failles dans les mandats d’arrêt européens et appelle la justice française à ne pas s’y soumettre.

    Lauréat du prix Goncourt en 2017, Éric Vuillard ne connaissait pas personnellement Vincenzo Vecchi, arrêté début août à Rochefort-en-Terre dans le Morbihan, détenu depuis et menacé d’extradition vers l’Italie. C’est une amie qui l’a alerté sur le sort de ce quadragénaire, condamné en 2012 à douze ans de prison pour sa participation aux mobilisations contre le G8 de Gênes, en 2001, et à une manifestation dénonçant un rassemblement néofasciste à Milan, en 2006. Le romancier est immédiatement devenu un des membres actifs du comité de soutien mis sur pied par les copains et les voisins de Vincenzo Vecchi en Bretagne. À quelques jours d’une audience décisive, jeudi 24 octobre, à Rennes, il lance un vibrant appel : pour lui, dans cette affaire, tout illustre la sombre conjonction entre la répression du mouvement social et le recul des libertés individuelles que nous refusons collectivement de regarder en face depuis une vingtaine d’années.

    Deux mandats d’arrêt européens ont été émis par l’Italie à l’encontre de Vincenzo Vecchi, le premier pour les faits de Milan en 2006 et le second pour le contre-G8 de Gênes en 2001. Dans les deux cas, le jeune homme, à l’époque, a été condamné sur la base d’un délit de « dévastation et saccage » introduit par les fascistes dans les années 1930… Pour quelles raisons, d’après vous, la justice française ne peut-elle pas entériner ces condamnations ?

    Éric Vuillard Ces condamnations s’appuient sur un principe, celui de l’incrimination collective, totalement étranger à notre droit. Normalement, la responsabilité pénale est personnelle : on ne peut être traduit en justice que pour des faits que l’on a commis soi-même. Il faut donc prouver, par des témoignages ou d’autres moyens, que la personne a commis un délit ou un crime. Mais Vincenzo Vecchi a été condamné sur d’autres bases, en vertu de dispositions du Code pénal italien datant de Mussolini. D’après ces textes, il suffit d’être identifié sur les lieux où se sont produits des dévastations et des pillages pendant une manifestation. À travers une simple photographie, si on croit vous identifier près d’une vitrine cassée, vous pouvez être reconnu coupable. De cette façon, on arrête et on condamne n’importe qui. C’est une manière de faire peur aux gens, de les empêcher de manifester. Si la France admettait la validité de ces mandats d’arrêt européens, cela signifierait qu’elle reconnaîtrait ce droit-là, totalement contraire à nos principes. Pour que ces deux mandats d’arrêt européens soient valables, ils devraient satisfaire au principe de la double incrimination : il faudrait que les deux droits nationaux, à la date des faits, soient assez semblables, c’est-à-dire que le même type d’infraction puisse aboutir, en France comme en Italie, au même type de condamnation. Or, en France, en 2001 ou en 2006, l’incrimination collective n’existe pas ; les magistrats français ont donc la possibilité de casser ces mandats d’arrêt européens.

    Autre élément très problématique dans cette affaire, soulevé par le comité de soutien : Vincenzo Vecchi a déjà purgé la peine visée par l’un des deux mandats d’arrêt européens…

    Éric Vuillard Absolument. Lors de la dernière audience, le 26 septembre, la défense a produit un document de la justice italienne prouvant que Vincenzo Vecchi a purgé la peine à laquelle il a été condamné pour sa participation à la contre-manifestation antifasciste de Milan en 2006. Il a fait sept mois de prison et le reste sous la forme d’une assignation à domicile. Ce document rend caduc le mandat d’arrêt portant sur les événements de Milan. En toute logique, la justice italienne aurait dû le retirer mais, au lieu de cela, elle a tenté de le justifier de façon assez alambiquée. L’idée est de faire passer Vincenzo Vecchi pour un récidiviste. Condamné pour la manifestation de Milan en 2006, il aurait « récidivé » au G8 de Gênes… en 2001 ! La justice italienne dévoie l’usage du mandat d’arrêt européen : elle admet que la peine est purgée, mais elle maintient ce mandat d’arrêt afin de tenter de justifier la peine de douze ans de prison qui concerne l’autre mandat d’arrêt, celui portant sur les événements de Gênes. Mais maintenir un mandat d’arrêt européen pour une peine déjà purgée, cela revient à détourner la procédure, à la corrompre.

    À près de vingt ans du contre-G8 de Gênes, ce qui frappe également – et la menace d’extradition de Vincenzo Vecchi l’illustre –, c’est le décalage étourdissant entre les peines extrêmement lourdes infligées, en 2012, à une poignée de manifestants, dont Vincenzo Vecchi, et l’absolution pour les responsables policiers et politiques qui ont orchestré une répression sanglante…

    Éric Vuillard Oui, à Gênes, la répression policière a été extrêmement violente. En 2017, le chef de la police italienne a lui-même reconnu que les policiers s’étaient rendus coupables d’« actes de torture ». Pour qu’un chef de la police en arrive à ce genre d’aveu, c’est que la répression a été hors normes. Et malgré la violence de celle-ci, malgré cet aveu, ce qui frappe, c’est l’asymétrie des peines. Pour les faits de Gênes, Vincenzo Vecchi est menacé d’une peine de douze ans de prison, alors que, dans les rangs de la police, les sanctions les plus sévères ont consisté en une suspension de la fonction publique pendant cinq ans. Pourtant, un manifestant est mort, tué par balles, des centaines de manifestants ont été grièvement blessés et il y a eu des actes de torture… Du côté des manifestants, les peines les plus lourdes concernent des attaques contre les biens, des enseignes saccagées, des vitrines cassées, des projectiles lancés. D’un côté, des dégâts matériels ; de l’autre, un mort. En principe, les sanctions les plus sévères punissent les violences physiques. Et là, c’est l’inverse.

    Ce qui m’a particulièrement troublé ces dernières semaines, c’est l’effet qu’une lourde peine, douze ans de prison, peut avoir sur ceux qui en entendent parler. Douze ans de prison. C’est si considérable que cela crée une sorte d’effroi qui entrave la réflexion et interdit presque de s’identifier. Cet homme a bien dû commettre quelque chose, se dit-on, car un pays démocratique comme l’Italie ne condamnerait pas à une telle peine de prison pour rien. Eh bien, si !

    Mais la littérature peut nous éclairer sur ce mécanisme, car elle vise à défaire ces réactions spontanées. Avec Jean Valjean, Victor Hugo déconstruit la crainte que l’on peut avoir du bagnard. Les peines lourdes ne sont pas toujours liées à un crime de sang. On peut n’avoir volé qu’une miche de pain. Ce n’est pas une fiction, c’est un fait divers dont Hugo s’est inspiré. Et il faut mille deux cents pages au XIXe siècle pour défaire la figure du bagnard, il faut nous faire traverser mille deux cents pages pour dissiper nos préjugés.

    Or, avec Vincenzo Vecchi, nous avons affaire à une incrimination héritée de la période mussolinienne, cette incrimination est contraire aux principes élémentaires du droit, elle permet de condamner quelqu’un sans preuve, sur de simples photographies qui témoignent seulement qu’il était présent à la manifestation. Dans cette affaire, déclarer que « la peine est disproportionnée » ne convient pas, cette peine est délirante. Elle est faite pour terroriser.

    À travers les menaces qui pèsent aujourd’hui sur Vincenzo Vecchi, vous appelez à ne pas nous « accoutumer au pire ». Qu’entendez-vous par là ?

    Éric Vuillard Nous vivons une progressive destruction des libertés publiques. Chaque loi qui, depuis vingt ans, assure renforcer la sécurité de tous est une nouvelle atteinte aux droits fondamentaux. Ce qui arrive à Vincenzo Vecchi s’inscrit dans un mouvement de fond. Cette séquence s’est ouverte après le 11 septembre 2001. Mais Matteo Salvini, vice-président du Conseil et ministre de l’Intérieur en Italie, au moment où l’affaire Vecchi est relancée, ajoute à cette réduction de nos droits une tonalité encore plus inquiétante. Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons vécu, pendant des décennies, en nous interrogeant sur la destruction des principes fondamentaux tout au long de l’entre-deux-guerres. Bien sûr, il ne s’agit pas du tout de dire que la situation actuelle nous amènera aux mêmes catastrophes. Mais, depuis la guerre, nous tâchions de regarder ce passé en face, nous tâchions de comprendre ce qui était arrivé pendant la montée du fascisme. Ce qui nous faisait défaut, c’était l’expérience de ce délitement. Notre trouble se manifestait souvent ainsi : « Comment a-t-on pu s’accommoder d’une telle dérive ? » C’était la question que nous nous posions. On ne saisissait pas bien le type de conscience ou de consentement à l’œuvre. On ne comprenait pas comment ces glissements s’étaient opérés… À présent, la situation s’est inversée : depuis près de vingt ans, on fait l’expérience d’une lente dégradation de nos libertés, des principes du droit, des droits fondamentaux.

    Il est désormais possible d’assigner à résidence sans l’intervention du juge, l’état d’urgence a été prolongé deux années entières, une incarcération peut continuer alors qu’on a purgé sa peine, et la dénonciation moyennant rétribution a été pratiquée à grande échelle. Et puis, nous avons tous vu ces 150 enfants à genoux, les mains sur la tête, avec des policiers tout autour, et nous avons seulement qualifié cela d’« image choquante ». Ainsi, ce que l’on voyait auparavant sans le vivre, on le vit désormais sans le voir !

    Qu’attendez-vous de la justice française dans l’affaire Vecchi ?

    Éric Vuillard Il me semble que les magistrats français ont les moyens juridiques de ne pas se plier aux exigences de l’Italie : il y a la double incrimination que j’évoquais. C’est un moyen parmi d’autres. Les magistrats sont comme tout le monde, comme les écrivains, comme les journalistes : nous sommes responsables des décisions que nous prenons. Le droit, c’est un système de normes que l’on interprète. Prendre une décision qui fasse que, dans le droit français, n’entre pas la possibilité d’une incrimination collective, cela relève de leur responsabilité. Aux magistrats de ne pas se soumettre et de s’en tenir aux principes de leur discipline, protéger avant tout les libertés publiques, en interprétant le droit dans ce sens. Cela relève de leur liberté.

    Éric Vuillard Écrivain, auteur de la Guerre des pauvres, l’Ordre du jour et 14 Juillet (Actes Sud)
    Entretien réalisé par Thomas Lemahieu