• [désolé je publie cette sombre merde que je n’ai pas lu pour archivage]

    https://www.lexpress.fr/culture/livre/gabriel-matzneff-ce-livre-je-ne-le-lirai-pas_2113239.html

    Dans un long texte envoyé à L’Express, Gabriel Matzneff répond à Vanessa Springora, qui publie ce jour « Le Consentement », livre dans lequel elle accuse l’écrivain d’avoir abusé de sa jeunesse.

    Le lundi 23 décembre, L’Express a, le premier, publié une enquête fouillée sur ce qui allait devenir « l’affaire Matzneff », saluant la parution d’un livre aujourd’hui même, Le Consentement (Grasset) dans lequel Vanessa Springora raconte son expérience d’ancienne amante de l’écrivain qu’elle accuse d’avoir abusé de sa jeunesse. Elle avait 13 ans lorsqu’ils se sont rencontrés, lui en avait 50. Depuis, la polémique n’a cessé de rebondir : sur la pédophilie, la complaisance de certains milieux intellectuels, le changement d’époque. Hormis deux brefs SMS, Gabriel Matzneff ne s’était pas exprimé jusqu’à présent. L’Express, qui n’a pas ménagé l’écrivain dans ses enquêtes, estime que toute personne mise en cause a le droit de répondre et publie donc en intégralité le long texte qu’il nous a fait parvenir. Il va de soi que cette publication ne vaut pas caution. L’écrivain n’y fait aucun mea culpa ni ne demande le pardon, mais livre le récit de sa liaison avec la jeune fille. Nul doute que cette réponse suscitera de multiples réactions et commentaires.

    La rédaction de L’Express

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    " À Dieu, Vanessa

    En 1997, j’ai publié un essai intitulé De la Rupture qui, j’en eus conscience dès la remise du manuscrit à l’éditeur, constitue mon testament spirituel.

    Dans la vie, tout est rupture, depuis le cri primal du nouveau-né jusqu’à l’ultime soupir de l’agonisant. Ce petit livre, tel le baume miraculeux que le jeune d’Artagnan, au premier chapitre des Trois mousquetaires, reçoit des mains de sa mère, est un viatique.

    À la fin de l’ouvrage, figure un appendice où je donne quelques modèles de lettres de rupture : six lettres écrites par un homme ; treize écrites par une femme.

    Les masculines sont des lettres que j’ai écrites, moi : avant de les poster, les jugeant bien troussées, je pris la précaution de les photocopier, me disant que je pourrais un jour les utiliser dans un livre. Ce qui advint.

    Les féminines sont des lettres que j’ai reçues, moi. Je les ai transcrites, telles quelles, respectant jusqu’à la ponctuation, parfois originale, de mes jeunes amantes.

    Dans ces dix-neuf lettres, les prénoms des auteurs et des destinataires sont fantaisistes : je les ai dénichés dans une table onomastique des saints et saintes de l’Église orthodoxe : Aldegonde, Agathon, Bathilde, Callistrate, etc. Il y en a ainsi trente-huit, tous charmants, qui devraient donner de bonnes idées à mes lectrices dans l’attente d’un bébé.
    « Une des plus attachantes figures que les muses m’aient inspirées »

    La lettre de rupture sur laquelle se clôt le livre, est adressée à un certain Samuel ; elle est signée Salomée. L’autrice (je préfère autrice, utilisé par Brantôme et la marquise de Sévigné, au plat auteure suggéré par une mode que j’espère sans lendemain) est la jeune fille qui m’inspira le personnage d’Allegra dans un roman publié en 1988, Harrison Plaza. Ce roman est un enfant auquel je suis affectionné de manière toute spéciale, et Allegra une des plus attachantes figures féminines que les muses m’aient inspirées.

    Cette lettre de rupture, la voici. Une lettre de rupture, certes, mais aussi une bouleversante lettre d’amour ; une lettre qui témoigne de la beauté de l’âme de cette jeune fille ; de la conscience qu’elle avait de la force de l’amour qui nous unissait. Une lettre qui prouve que parfois la rupture est l’exact antipode du reniement :

    "Samuel,

    "Plus l’amour est grand, plus il a le pouvoir de nous faire souffrir. Et moi, je t’aime, passionnément, à la folie... Mais j’ai aussi beaucoup souffert, trop !

    "La passion est destructrice et elle ne nous a pas épargnés. Voilà deux ans que nous nous aimons. Longtemps, triomphant des cabales de ceux qui voulaient nous séparer, nous avons été les amants les plus heureux du monde. Mais depuis plusieurs mois, nous nous dévorons l’un l’autre ; cette passion n’est plus un élément positif dans notre vie, dès lors que la guerre, la violence et le goût de vaincre l’autre, après s’être progressivement insinués entre nous et l’harmonie qui nous unissait, finissent par prendre le dessus.

    "Tout cela je m’en suis aperçue il y a un mois lorsque j’ai perdu l’appétit et le sommeil. J’ai même parfois eu l’impression de sombrer dans la folie. Jamais je n’avais été si malheureuse. Et dès cet instant j’ai compris que nous avions dépassé le point de non-retour ; que nous ne pourrions jamais plus revenir en arrière, au temps où la passion ne nous avait pas encore dévoilé l’envers de son visage.

    "Plus jamais nous ne vivrons en paix ensemble. Je suis trop terrifiée par l’emprise maléfique que la passion a sur nous. C’est un amour cannibale, vampire, qui nous ruine et nous ronge de l’intérieur. Plus tard, non content de nous voir nous entre-déchirer, il nous aurait conduits à la folie furieuse Et certainement à une tragédie, un meurtre, un suicide.

    "Tu es un homme merveilleux qui a encore une oeuvre à achever. Je n’ai que seize ans. Ce sont là nos meilleurs atouts, pour échapper à cette passion folle et devenue démoniaque.

    "Alors, je t’en prie, laisse-moi partir, et faire de nous deux mes plus beaux souvenirs. Je suis heureuse que les dernières heures que j’ai vécues avec toi aient été des heures de félicité, de plaisir, de tendresse. Ces ultimes étreintes feront s’atténuer dans ma mémoire les instants douloureux pour laisser place aux moments d’intense bonheur. Et bientôt c’est le merveilleux Samuel dont je me souviendrai. Celui-là seul.

    "Tu es mon premier amant, mon tendre initiateur, celui qui a fait en sorte que je garde toute ma vie un beau souvenir de ma découverte de l’amour. Tu m’as ouvert les yeux, je suis née dans tes bras.

    "Surtout, je t’en supplie, ne crois jamais que j’ai « tourné la page », que je « renie mon passé », ou quoi que ce soit de ce genre.

    "Tu es et resteras jusqu’à ma mort mon premier amour et jamais je n’oublierai tout ce que nous avons vécu et combien nous nous sommes aimés. Ce que nous avons vécu de bonheur, de plaisir, d’amour fou, cette communion parfaite de nos coeurs et de nos corps qui nous unissait si fort, rien ni personne ne pourra jamais me les enlever, cela est mon trésor... et ma croix, pour l’éternité. Ton amour, Samuel, est un soleil qui brillera en moi pour toujours. Jamais de la vie l’idée de regretter de t’avoir connu et aimé ne me viendra, je le jure devant Dieu.

    "D’ailleurs je ne te quitte pas vraiment puisque je garde auprès de moi tels des anges gardiens ou des garde-fous ce qu’à présent j’ai de plus précieux au monde : tes lettres, tes poèmes, tes photos, tes cadeaux, tes livres, objets qui font partie intégrante de l’histoire de nos amours, et que je chéris plus que tout au monde.

    "Une dernière fois je baise tes paupières si douces et j’espère que tu seras heureux.

    « Adieu. »

    Salomée.

    Cette jeune fille baptisée Salomée dans De la Rupture, Allegra dans Harrison Plaza et moi, nous nous revîmes plusieurs fois après que j’ai reçu le 6 janvier 1988 cette lettre de rupture, et chaque fois ce furent des retrouvailles tendres, complices.

    Le 20 avril 1988, je lui écris :

    « *, mon cher amour, pour la première fois depuis ce terrible mercredi 6 janvier, je respire librement. Hier, mon amour, tu as ôté la pierre qui pesait si lourdement sur ma poitrine. Notre conversation, ta sublime lettre, ta tendre et diaphane présence tandis que je signais [Harrison Plaza] au salon du livre, grâce à toi je ressuscite. »

    De fait, nos retrouvailles à ce salon du livre de Paris, quatre mois après sa décision de rompre, sont particulièrement douces. Les photos que Sylva Maubec y prend de nous côte à côte en témoignent, et plus encore la lettre d’Allegra-Salomée que j’évoque dans le paragraphe ci-devant.

    Un ou deux ans après, Vanessa (car tel est le prénom d’Allegra-Salomée) entre avec des copines dans un café du boulevard Saint-Germain, nous y voit attablés, Christian Giudicelli et moi. Aussitôt, un sourire éclairant son joli visage, elle s’élance vers nous, fait la bise à Christian, pose sur mes lèvres un baiser.

    Des années plus tard, désirant réunir dans un recueil, Super flumina Babylonis, certains des poèmes que nos amours m’avaient inspirés, je la priai (car sitôt écrits, je lui postais ces poèmes et n’en avais plus de traces) de m’en envoyer la photocopie, elle le fit illico, avec joie.
    « Ce livre, je ne le lirai pas »

    Aujourd’hui, j’apprends que Vanessa publie un livre sur nous. Non pas un livre à l’image de ce qu’ensemble nous vécûmes, mais un livre où, m’affirment ceux qui l’ont lu, elle trace de moi un portrait dénigreur, hostile, viré au noir, destiné à me nuire, à me détruire ; où, utilisant un pesant vocabulaire psychanalytique, elle tente de faire de moi un pervers, un manipulateur, un prédateur, un salaud. Un livre dont le but est de me précipiter dans le chaudron maudit où ces derniers temps furent jetés le photographe Hamilton, les cinéastes Woody Allen et Roman Polanski.

    Je reçois cette stupéfiante nouvelle comme un coup de poignard dans le coeur. « C’est moi qui l’ai tuée, ma Carmen, ma Carmen adorée ! » Nietzsche tenait le cri final de Don José dans la Carmen de Bizet pour le plus beau des cris de l’amour. Attendre trente-deux ans pour me poignarder en plein coeur, une preuve d’éternel amour ? Soit, mais j’avoue, à Don José, préférer mon Allegra et ma Salomée.

    Ce livre, je ne le lirai pas. S’il contient ce que l’on me dit qu’il contient, il me ferait trop de mal ; et même si son ton est mesuré, nostalgique, je préfère me contenter des dizaines de lettres d’amour fou que Vanessa m’a écrites, de ses photos, de mes adorables souvenirs.

    Je ne le lirai pas et n’y répondrai pas pour la raison simple que j’y ai déjà répondu. Non pas trente-deux ans après, mais à l’époque même de nos passionnées amours, dans le journal intime que je tenais au jour le jour, un journal véridique où chaque page, chaque ligne, chaque mot est l’expression immédiate, à chaud, de ce que nous vivions, Vanessa et moi. Ce journal, c’est La Prunelle de mes yeux, paru chez Gallimard en 1993, puis dans la collection de poche Folio. Un journal intime que confirment, corroborent les dizaines et dizaines de lettres que nous échangeâmes. Les miennes, elle les a peut-être déchirées, mais les siennes, je les conserve précieusement, et si la nécessité de les publier échoyait ces lettres montreraient que La Prunelle de mes yeux est l’authentique, exact récit de ce que furent nos amours.

    Si je n’avais pas été écrivain, Vanessa n’aurait ni eu envie de rompre, ni rompu. Nous avions vaincu les divers obstacles qui se dressaient contre nous : l’hostilité de son entourage, les lettres de dénonciation à la brigade des mineurs, la maladie qui nous frappa, elle en 1986, moi en 1987 ; nous étions parvenus à un bonheur auquel rien ni personne ne s’opposait. Ce fut alors - environ dix-sept mois après nos premiers baisers - que la lecture de certains de mes livres se mit à infuser dans le coeur de ma jeune amante un douloureux rejet de mon peccamineux passé ; une irrépressible détestation de mes ex, de ce que j’avais vécu avant elle.
    « Vanessa eut tort de rompre »

    Je feuillette La Prunelle de mes yeux. Le samedi 17 juillet 1987, elle me lance : « Je hais ton passé, tu es le premier homme que j’aime, je t’en voudrai toute ma vie d’avoir aimé des femmes avant moi. » Cependant, car c’est une fille intelligente, elle a aussi des éclairs de lucidité où elle éprouve toute l’extravagance de cette jalousie de mon passé, sa destructrice stérilité. Le 2 novembre de la même année, séjournant à Londres, elle m’écrit :

    « Ton amour pour moi est un soleil qui brille et éclaire, tout ce que nous avons vécu ensemble depuis notre premier baiser est et restera l’aventure la plus merveilleuse qu’un homme et une femme puissent vivre l’un par l’autre ! Mon cher amour, mon adorable amant, je t’aime comme jamais plus je ne pourrai aimer qui que ce soit. C’est toi qui me fais vivre, qui es ma source. Lorsque je suis près de toi, je ressuscite, Gabriel, amour-de-ma-vie , bientôt je serai de retour et nous serons à nouveau réunis. »

    Dans cette même lettre, à propos de sa jalousie, de ses colères, elle observe que c’est « de la divagation, des idioties » dues à des « crises passagères », à « une perte de contact avec la réalité », à « un long vertige ». Et elle ajoute : « Vraiment, tu ne dois surtout pas en croire un mot. »

    Deux mois plus tard, elle m’écrivait sa lettre de rupture. Lettre d’une beauté, d’une force inouïes, mais jusqu’à ma mort je persisterai à croire que Vanessa eut tort de rompre ; qu’elle rompit pour des chimères de son imagination ; que nous aurions pu et dû vivre encore plusieurs années de fécond bonheur ; que cette fatale décision fut la raison de la difficulté d’être qu’elle éprouvera, si j’ai bien compris, dans les années qui suivront notre rupture.

    Par amour pour elle, j’avais dès nos premiers baisers mis fin à mon vagabondage amoureux, j’étais devenu le plus fidèle et irréprochable des amants. En revanche, ce que Dieu lui-même n’aurait pu accomplir, c’était que mon passé cessât d’être. Il existait, comme existe le passé de chacun de nous, et il l’était avec d’autant plus de force que je l’avais gravé sur le papier. Un poème recueilli dans Super flumina Babylonis exprime cette dure réalité. Voici ses premiers vers :

    Tel, chez Dürer, le chevalier

    Que flanquent la mort et le diable,

    J’avance dans la vie

    Escorté, précédé même, par les mots que j’ai écrits.

    Mes livres sont ma condamnation,

    Mes érinyes implacables,

    Mes éternels geôliers :

    Prison de papier,

    Dont jamais je ne m’évaderai.

    Vanessa mon amour,

    Je hais ces pages qui te font douter de moi,

    Qui emplissent de larmes tes yeux si clairs.

    La suite, Vanessa l’a décrite dans sa bouleversante lettre de rupture : durant le dernier mois de 1987, sa douleur, son trouble ne cessèrent de s’augmenter. Nos amis communs, Roger Vrigny, Christian Giucidelli, Claude Verdier, Cioran et sa compagne Simone Boué tentaient de la rassurer, s’efforçaient de la convaincre que je l’aimais à la folie, qu’elle n’avait sur ce point aucune inquiétude à avoir. Sans succès. Notre amour s’était dans son esprit irrémédiablement transformé en un amour vampire qui la rongeait de l’intérieur, je ne fais que reprendre les mots si terriblement justes de sa magnifique lettre d’adieu.

    Nous fûmes donc punis, chassés du paradis, par ma faute. La faute de mon passé. La faute, Vanessa, d’avoir avant notre rencontre, publié des livres qui te blessèrent, te tourmentèrent ; qui après de si longs mois de bonheur, de passion, t’empêchèrent de continuer à vivre nos amours dans la paix et la bienheureuse insouciance.

    Ta décision de rompre nous rendit, toi et moi, très malheureux. Chacun de nous poursuivit sa propre route. Cependant, je demeurais convaincu qu’après ma mort tu écrirais quelque chose de beau, de tendre sur nous ; sur l’exceptionnel amour qu’ensemble nous vécûmes. Je ne mérite pas l’affreux portrait que - ceux qui ont lu ton livre s’accordent hélas sur ce point - tu publies de moi en ce début d’année 2020. Non, je ne le mérite pas, ce n’est pas moi, ce n’est pas ce que nous avons ensemble vécu, et tu le sais.

    Que Dieu ait pitié de nous ; qu’Il te protège mieux que je n’ai été capable de te protéger. Je garderai toujours, brûlant dans ma mémoire et mon coeur tel un cierge devant l’icône du Christ, une image lumineuse de toi.

    Gabriel Matzneff