Affaire Matzneff : « Je propose le procès de la complicité de l’intelligentsia »
Tribune
Laure Murat
Essayiste
A l’occasion de la sortie du « Consentement », de Vanessa Springora, l’essayiste Laure Murat explore la notion de « victime consentante » et propose que ceux qui « hier célébraient » Gabriel Matzneff rendent des comptes.
Publié aujourd’hui à 06h00, mis à jour à 09h58 Temps de Lecture 3 min.
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[La polémique suscitée par la publication de l’ouvrage de Vanessa Springora Le Consentement (Grasset, 126 p., 18 euros) ne cesse d’enfler. Dans ce livre autobiographique, l’auteure accuse l’écrivain Gabriel Matzneff de pédocriminalité à son encontre. Mardi 7 janvier, les éditions Gallimard ont annoncé qu’elles arrêtaient la commercialisation du journal de Gabriel Matzneff, qu’elles éditent depuis 1990. « La souffrance exprimée par madame Vanessa Springora dans Le Consentement fait entendre une parole dont la force justifie cette mesure exceptionnelle », a fait savoir la maison d’édition. Vendredi 3 janvier, le parquet de Paris avait ouvert une enquête pour viols sur mineur.]
Tribune. Gabriel Matzneff est passé, depuis quelques jours, de sujet à objet. Lui, le sujet, le sujet désirant, tout-puissant, sulfureux, le sujet écrivain, admiré, l’invité de l’émission « Apostrophes », récompensé, adoubé par le président de la République (François Mitterrand, à l’époque), gratifié de 12 000 euros puis de 6 000 euros par an par le Centre national du livre [le CNL, qui lui accordait une aide de l’Etat réservée aux écrivains en difficulté financière], décoré par Jacques Toubon (en 1995), logé par la Ville de Paris, est tombé de l’autre côté. Du côté de l’opprobre. De la chosification. Objet de la vindicte populaire, objet de haine, d’abjection. Il est tombé du côté de sa proie, du mauvais côté du manche : il est devenu la victime. Autrement dit, de prédateur, il est devenu l’objet d’une prédation. Le loup pris à son propre piège.
Faut-il s’en réjouir ? La réponse est non. Tomber à bras raccourcis sur un homme qui n’a jamais caché ses préférences et les a au contraire publiées noir sur blanc avec l’assentiment ravi et vaguement excité de ses pairs confine à la plus pure hypocrisie. Plutôt que de vouloir retirer à Matzneff sa pension du CNL ou l’insigne des Arts et Lettres qu’il reçut du gouvernement, je propose plus logiquement qu’on demande des comptes aux instances officielles qui l’accablent aujourd’hui et le célébraient hier. Je propose le procès du ministère de la culture, l’examen de conscience de la société tout entière, et le procès de la complicité de l’intelligentsia, mieux que celui d’un homme seul et aux abois, si détestable soit-il.
Les deux camps ont tort
L’époque, qui aime la polarisation et porte aux nues le couple infernal du bourreau et de la victime, se divise en deux : d’une part, ceux qui le défendent ou l’excusent au nom d’une contextualisation qui menace de tout relativiser, de l’autre ceux qui l’accablent et le vouent aux gémonies au risque de l’anachronisme. Double myopie anhistorique. Résultat ? La curée, l’épuration, les hurlements. Les deux camps ont tort, en ce qu’ils sont enfermés dans le jugement moral, libéral ou conservateur, dans une forme d’Inquisition qui ne sert personne, et certainement pas la principale intéressée : Vanessa Springora, auteure du Consentement (Grasset, 216 p., 18 euros), récit de sa relation avec « G. M. » alors qu’elle avait à peine 14 ans et lui 50.
« Aucun homme n’a, jusqu’ici, en France, fait amende honorable. Et dit : « Oui, j’ai violé/agressé/harcelé/un tel, une telle » Comment est-ce possible ?
Or ce que ce récit sans afféteries évite, précisément, c’est le manichéisme. Ce qu’il décrit, ce sont les manœuvres d’encerclement, l’emprise lente de celui qu’elle nomme bien un « ogre » tout en détaillant un système qui fait d’elle une proie « consentante ». La question que ce livre pose est celle de son titre : qu’est-ce que le « consentement », a fortiori lorsque celui-ci est non pas donné spontanément, mais supposé, subodoré, entendu, extorqué, exigé et, finalement, dénaturé ? « Victime consentante », voilà l’oxymore, si commodément accepté et même plébiscité par la société, qui rapporte les femmes à leur acception élémentaire : des putes qui veulent réussir.
Ce que dénonce Vanessa Springora résonne de façon troublante avec les propos d’Adèle Haenel, harcelée adolescente par le metteur en scène Christophe Ruggia : la violence d’un « système » qui oblige l’enfant ou la très jeune fille à penser qu’elle désire ce qu’on lui impose. C’est un système très pervers et subtil, parfaitement huilé, celui de l’abus de pouvoir, dont la compréhension exige des années d’analyse, d’introspection et de bonne foi de chaque partie.
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Le mouvement #metoo a ouvert le débat. Tant mieux. Les femmes parlent, on les écoute, c’est bien. Elles s’expriment, expliquent, témoignent. Elles passent, enfin, d’objets à sujets. Mais aucun homme n’a, jusqu’ici, en France, fait amende honorable. Et dit : « Oui, j’ai violé/agressé/harcelé/untel, unetelle. » Comment est-ce possible ? Polanski s’enferre, Matzneff persiste et signe, Besson fait le gros dos. Des millions de menteuses contre des artistes intouchables et innocents ? Allons donc.
Laure Murat est essayiste et historienne et enseigne la littérature à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Elle a notamment publié L’Homme qui se prenait pour Napoléon (Gallimard, prix Femina 2011) et Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l’après-Weinstein (Stock, 2018).