• #Isabelle_Adjani : « Pourquoi je renonce à jouer en #Australie »
    Le Monde, le 13 janvier 2020
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/13/isabelle-adjani-pourquoi-je-renonce-a-jouer-en-australie_6025651_3232.html

    Tribune. Il n’y a rien dans ces images et ces chiffres terribles venus d’Australie qui soit mis en scène ; des millions d’hectares calcinés, des habitations en cendres à l’infini, une population immense évacuée des villes ou prise au piège entre le brasier et l’océan, plus de 1 milliard d’animaux indigènes décimés. Ce n’est pas un drame, c’est une tragédie, une tragédie pure au sens grec. Une tragédie humaine, environnementale et politique et notre colère gronde face à l’impéritie de dirigeants climatosceptiques, éco-irresponsables.

    Marguerite Duras, visionnaire, a écrit en 1986 : « Maintenant on pourrait presque enseigner aux enfants dans les écoles comment la planète va mourir, non pas comme une probabilité mais comme l’histoire du futur. On leur dirait qu’on a découvert des feux, des brasiers, des fusions, que l’homme avait allumés et qu’il était incapable d’arrêter. Que c’était comme ça, qu’il y avait des sortes d’incendie qu’on ne pouvait plus arrêter du tout. Le capitalisme a fait son choix : plutôt ça que de perdre son règne. » Et à propos de règne, je n’en reviens pas de voir le premier ministre australien, Scott Morrison, fanfaronner, histrion malgré lui, qui regarde les flammes dévorer son pays comme s’il assistait à un spectacle d’effets spéciaux. Des pompiers héroïques, menacés par le feu et les fumées toxiques, ne veulent pas lui serrer la main qu’il leur tend pour la photo. Honte et indignation, disons-nous.

    En tant qu’artiste française, je n’aurais pu non plus me résigner à serrer la main du directeur du Festival de Sydney, Wesley Enoch, qui ne veut pas « perdre son règne » avec cette 43e édition que devait clôturer le 26 janvier la pièce Opening Night dans laquelle je joue. Face à notre décision de ne pas nous rendre à Sydney, il fustige notre petite troupe avec sa déception dans les médias et sur le site du festival, traitement qu’il administre à la volée à tous les autres artistes internationaux qui ont décidé d’annuler leur participation.

    A bout de souffle

    En mai 1968 au Festival de Cannes, des réalisateurs solidaires des manifestants demandent à ce que leurs films soient retirés de la sélection. Furieux, Jean-Luc Godard répond à leurs détracteurs : « Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plans ! Vous êtes des cons ! » Personne ne répondra à Wesley Enoch qu’il est un con, Cyril Teste (metteur en scène de la pièce) a raison, la polémique n’a pas sa place face à la tragédie.

    D’abord faire le silence, comme le dit encore Cyril Teste. Avoir de l’humilité, car le théâtre ne doit pas être un endroit égocentré. Nous sommes des artistes, et aujourd’hui, plus que jamais, notre tâche est de redonner du sens aux choses. Nous ne voulons pas regarder le monde d’en haut, mais être dedans, sans nous barricader dans le luxe ou dans une bulle d’oxygène VIP.

    Alors pour nous, aujourd’hui, prendre un avion pour l’Australie (car les artistes font des tournées au loin et prennent des vols qui augmentent les rejets de gaz à effet de serre… vivement une autre solution), s’installer dans un hôtel cinq étoiles climatisé, respirer l’air filtré des théâtres, avoir l’assurance de se trouver dans la partie la mieux protégée de la ville (puisque son atmosphère est surchargée de particules fines), ainsi qu’on peut le lire dans les mails reçus, serait à nos yeux d’une indécence inqualifiable face à ce que vivent les Australiens à bout de souffle, n’est-ce pas Jean-Luc Godard ?

    Solidaires

    Nombreux sont les habitants de la ville de Sydney qui désavouent la décision du directeur du Festival de maintenir ce festival pluridisciplinaire, comme ils ont été nombreux à désavouer le maintien du feu d’artifice du 31 décembre. Solidaires de leurs compatriotes, inquiets pour leur propre santé (les ventes de masques antipollution explosent comme les consultations en pneumologies aux urgences), ils ont bien d’autres préoccupations que celle de se divertir. Alors il est peut-être temps de se recentrer et de se mettre au travail pour rendre compte de ce qui est essentiel et vital. Nous sommes des artistes, nous ne sommes pas des spécialistes du climat, nous ne sommes pas des politiques non plus, mais en tant qu’artistes nous nous devons d’être solidaires des femmes et des hommes qui luttent au quotidien pour sauver la planète. Nous nous devons de nous opposer aux politiques climaticides et nous nous devons aussi de respecter le public en incitant les responsables d’événements culturels à réfléchir à ce qui est le plus important quand brûlent les forêts.

    Toutes les crises graves posent la question de la place de l’artiste et de la place de l’art dans la crise, face à la crise et en dehors de la crise : engagement et éveil des consciences.

    Hormis la préoccupation d’une fragilité respiratoire, la mienne, notre retrait en conscience de ce festival, qui se retranche dans le déni, fait de facto de notre absence la révélation d’une évidence ; notre place n’est plus sur les planches de la scène, ni, ironiquement, sous les feux de la rampe. Le temps de la représentation est suspendu. Dans notre humble capacité, nous pensons qu’il serait déplacé de prétendre dans un tel moment que l’art puisse remonter le moral des gens. Non, l’art ne soigne pas tout.

    Décence et respect

    Il ne s’agit plus de paraître sur scène, de jouer quand ce qui nous habite, c’est la décence et le respect dû aux victimes directes et indirectes des flammes. Le réchauffement climatique est une crise durable. Les feux de forêts, d’origine naturelle ou criminelle, qui touchent l’Australie continueront à toucher toute la planète, en Amazonie, en Californie, dans le nord du Portugal. Ces questions-là guettent chaque continent car c’est en train d’arriver. C’était en gestation, mais maintenant que nous y sommes, les artistes ne sont pas là pour nourrir le déni. Polémiquer sur le fait qu’on annule ou pas… Ce n’est que du théâtre à un moment où il y a des réfugiés, des morts. L’urgence se trouve dans les hôpitaux, dans les gymnases qu’il faut ouvrir pour accueillir les gens, tout comme les musées et les théâtres. Que le théâtre qui est fondamentalement un refuge, dit encore Cyril Teste, accueille ceux qui souffrent.

    Tous les êtres de cette planète ne sont des pas des phénix, peuvent-ils malgré tout renaître de leurs cendres ? Espérons-le. Nous sommes pleinement, entièrement, absolument solidaires de la population australienne et naturellement des habitants de Sydney qui aiment le théâtre, et c’est avec une conscience éclairée par une fraternité inéluctable, que de ce côté de la planète, je continuerai à donner des lectures bénévoles de La Fin du courage, de la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury [2011, Le Livre de poche], désormais au bénéfice des victimes des incendies en Australie. En attendant d’avoir l’honneur de mettre pour la première fois le pied sur le sol australien, cette fois sans rougir – en espérant personnellement y découvrir un nouveau gouvernement soucieux de son peuple, celui que les Australiens ne manqueront pas de choisir aux prochaines élections, après une telle catastrophe.

    Isabelle Adjani reprendra prochainement la lecture spectacle de « La Fin du courage », de Cynthia Fleury. Le lieu et les dates n’ont pas encore été fixés.

    #Théâtre #Boycott

    Dès que j’aurai un peu de temps, je l’ajouterai à la quatrième compilation :
    https://seenthis.net/messages/818991

    #effondrement #collapsologie #catastrophe #fin_du_monde #it_has_begun #anthropocène #capitalocène