Tragédie intime
En politique aussi, l’inconscient parle. Dimanche 15 mars, Agnès Buzyn est allée voter dans le 5 e
arrondissement, près de chez elle. Essayer de voter, plutôt. La tête de liste de LRM avait d’abord oublié
sa carte d’identité chez elle, dans un autre sac. Le temps que son équipe s’active, elle a fait le pied de
grue devant le bureau de vote. Au moment de glisser son bulletin, impossible de débloquer la pompe
du acon de gel hydroalcoolique... Mauvais karma, mauvais signal.
Le soir, elle a été distancée par la maire socialiste sortante, Anne Hidalgo, et par Rachida Dati.
Benjamin Griveaux aurait-il fait mieux ? « Sûrement pas, tranche-t-elle. Quand je suis arrivée, il était à
13 %. » Par tempérament, Agnès Buzyn n’est pas du genre à jouer les supplétifs. Si elle s’est présentée,
c’est avec la conviction qu’elle pouvait bousculer le jeu. C’était son moment, pensait-elle. Ou son
calvaire, vues les circonstances. Aujourd’hui, c’est toute cette séquence qui lui revient, jusqu’à faire de
sa confession l’expression d’une tragédie intime.
Tout commence le 14 février. A l’époque, l’OMS ne parle pas encore de pandémie, les épidémiologistes
comparent la mortalité du virus à celle de la grippe. Seule la province chinoise de Hubei est con née.
Invitée sur France Inter, ce matin-là, Agnès Buzyn fait le point sur ses dossiers et la situation sanitaire.
Elle n’a pas encore vu la vidéo intime de Benjamin Griveaux, qui tourne depuis peu sur les réseaux
sociaux. Toujours pas candidate dans un arrondissement de la capitale ?, lui demande-t-on à
l’antenne. Ce même Griveaux ne lui avait proposé qu’« une troisième position, dans le 15 e », précise-t-
elle aujourd’hui. Pas forcément de son niveau. Elle n’entre pas dans ces détails et répète : « Je ne
pourrai pas être candidate. J’avais déjà un agenda très chargé, j’ai beaucoup de réformes dans le
ministère et s’est rajouté un surcroît de travail inattendu malheureusement, qui est cette crise du
coronavirus. » L’a aire semble tranchée.
« Paris est un beau mandat. J’ai appelé moi-même le président pour
lui dire que j’y allais »
Que se passe-t-il entre ce vendredi matin et le samedi soir suivant, qui la voit s’avancer sur le devant
de la scène parisienne, alors que Griveaux jette l’éponge ? A l’entendre, elle devine déjà ce qui se
pro le. « Je pense que j’ai vu la première ce qui se passait en Chine : le 20 décembre, un blog anglophone
détaillait des pneumopathies étranges. J’ai alerté le directeur général de la santé. Le 11 janvier, j’ai envoyé
un message au président sur la situation. Le 30 janvier, j’ai averti Edouard Philippe que les élections ne
pourraient sans doute pas se tenir. Je rongeais mon frein. » Dès lors, pourquoi tout lâcher pour
remplacer Griveaux ? « Ni Emmanuel Macron ni Edouard Philippe ne m’ont mis la pression. Mais je
recevais des milliers de textos me disant : “Il n’y a que toi...” Je me suis dit que je n’allais pas laisser La
République en marche dans la difficulté... Paris est un beau mandat. J’ai appelé moi-même le président
pour lui dire que j’y allais. »
Un bref moment de bonheur
Lucide sur la crise sanitaire et pourtant décidée à s’engager : nous sommes là au cœur du mystère
Buzyn. La politique, cette hématologue réputée, entrée au gouvernement en 2017, en rêvait. « Depuis
toujours, dit-elle. C’était aussi l’ ADN de la famille Veil », celui de Simone, son ex-belle-mère, qu’elle
admire. Elle avait déjà manqué de sauter le pas lors du précédent quinquennat, quand François
Hollande avait songé à la nommer ministre, sans nalement donner suite. Auparavant, François
Fillon l’avait, lui aussi, remarquée, alors qu’elle présidait l’Institut de radioprotection et de sûreté
nucléaire, et lui avait proposé de devenir sa suppléante à Paris, aux législatives de 2012. Par conviction
de gauche – peut-être aussi parce que c’était un début trop modeste –, elle avait refusé.
Agnès Buzyn se dit que ce dé parisien est une aubaine. La capitale, sa ville natale, semble lui tendre
les bras. Elle le croit d’autant plus volontiers qu’au gouvernement, ses marges se sont rétrécies. Le
corps hospitalier la voue aux gémonies, la réforme des retraites est un loupé, la future loi sur la
dépendance n’aura pas les crédits exigés... Si elle est encore à ce poste en 2022 et que Macron échoue,
con e-t-elle à des proches, que restera-t-il de sa réputation ? Agnès Buzyn n’aime pas perdre et une
nouvelle carrière, politique celle-là, s’ouvre à elle. Olivier Véran, un ex-socialiste de 39 ans, neurologue
et député, paraît taillé pour lui succéder.
L’entrée en campagne est un bref moment de bonheur. La Macronie parisienne, sonnée par l’a aire
Griveaux, se reprend à rêver. La candidate a les coudées franches. Elle enterre les projets-phares de
son prédécesseur et pousse la promesse qui fait sa marque : l’aide aux personnes âgées à domicile.
Bienveillance, proximité, mais aussi sécurité et propreté. Qu’apporte-t-elle de plus ? Son passé
précisément, soit un sérieux, une compétence, une légitimité.
Pendant quelques jours, elle croit à sa bonne étoile. Les sondages frémissent. On l’engueulait
toujours, et désormais on l’aborde gentiment. « J’aime les gens, dit-elle, et quoi qu’on en dise, dans un
ministère, il y a une distance qui se crée. » La candidate s’enhardit et commet la faute de critiquer le
manque de préparation de la Mairie de Paris face à l’épidémie, alors qu’elle l’a félicitée un peu plus tôt
– et par écrit – de sa mobilisation. A moins que ces critiques ne trahissent un sentiment de culpabilité
personnel ? Le satané virus envahit tout et, à la télévision, c’est Olivier Véran qui prend la lumière.
Précis, rassurant, il est jugé excellent. La révélation n’est plus là où on l’imaginait...
Commence alors le chemin de croix. Sur le terrain, dans les débats, Agnès Buzyn montre un vrai
savoir-faire mais elle stagne dans les sondages. Comment rassembler largement au second tour,
comme promis, si elle arrive derrière Hidalgo et Dati ? « Je ne suis pas une politicienne mais une
professionnelle de l’intérêt général », affirme le message audio qu’elle laisse sur 500 000 téléphones.
La crise sanitaire la ramène sans cesse à son passé de ministre. Les réseaux sociaux reprennent ainsi
cette petite phrase, lâchée le 24 janvier : « Le risque de propagation du coronavirus dans la population
est très faible. »
« Bien sûr, je n’aurais pas dû prononcer ces mots. Mais avant de partir du ministère, j’avais tout préparé,
malgré une inertie... » Les quelques reproches qu’elle s’adresse se mêlent au désir de convaincre qu’elle
n’a pas failli. « Je n’ai plus de boulot », glisse-t-elle, avant de se reprendre : « Je dis toujours : “Ministre
un jour, médecin toujours”. L’hôpital va avoir besoin de moi. Il va y avoir des milliers de morts. »
Ariane Chemin