Francine Sporenda : LES FISSURES DE « LA MAISON » ou les contradictions d’Emma Becker – Le blog de Christine Delphy
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Excellent article !
Les féministes connaissent le concept d’« identification masculine » : dire qu’une une femme est « male identified » signifie qu’elle tend à systématiquement prendre le parti des hommes, les considère comme plus importants, plus intéressants et plus fiables que les femmes et voit toutes choses d’un point de vue masculin. Ayant une faible estime de soi, elle a besoin de l’approbation masculine pour valider son existence. Kathleen Barry précise qu’elle a « internalisé les valeurs du colonisateur et participe activement à la colonisation de soi et de son sexe » (52) ? D’après ce qu’on apprend d’elle dans ses livres et ses interviews, l’autrice de « La Maison » semble assez bien correspondre à ce schéma, mais peut-être est-il insuffisant pour expliquer certains aspects de sa personnalité.
D’elle, une journaliste observe que « plusieurs personnes l’habitent » (53). Au niveau de son discours, on remarque qu’il y en a au moins deux : d’une part, la « putain respectueuse », celle qui recycle avec révérence un discours social consensuel, le topo de sens commun véhiculant les « vérités éternelles » sur la prostitution, et de l’autre l’observatrice sagace et attentive qu’elle peut être, capable de percevoir avec acuité et de penser de façon autonome. Un des slogans du féminisme historique américain est « trust your perceptions » (faites confiance à votre ressenti). Emma Becker est ballottée entre le gaslighting patriarcal qu’elle a introjecté, et ses propres perceptions qui entrent en conflit avec celui-ci et viennent régulièrement fissurer la chape d’idées reçues qui l’emprisonne : tantôt elle récite le logiciel pirate installé dans sa tête, tantôt elle le rejette au bénéfice d’un discours critique auto-produit.
Comment expliquer ces contradictions, ce conflit interne permanent ? Il est intéressant pour le comprendre de relire ce que dit Ferenczi (un des rares psychanalystes qui aient pleinement reconnu l’effet traumatique produit par les agressions sexuelles commises sur les enfants) : la victime de ce genre d’agression, suite à la peur éprouvée, internalise l’agresseur, ses paroles et ses comportements, par moments elle parle comme lui, agit comme lui. Elle est clivée psychiquement entre une partie d’elle-même, ce qui subsiste de sa personnalité antérieure, et une autre qui a internalisé la volonté de l’agresseur, qui la parasite et existe en elle de façon intra-psychique. Cette peur l’oblige à se soumettre à sa volonté en s’oubliant complètement elle-même, à lui obéir, à devenir lui, et à prévenir le moindre de ses désirs pour éviter ses agressions, cette stratégie visant à « anticiper une répétition de l’agression pour se protéger contre elle » (54).
Le livre d’Emma Becker, de pair avec la couverture importante et les éloges dithyrambiques qu’il a reçu des médias, s’inscrit dans un discours largement diffusé de re-légitimation de la prostitution, à l’heure où les axiomes séculaires du système patriarcal sur cette activité sont battus en brèche par les analyses féministes et où plusieurs pays, dont la France, viennent de passer au modèle nordique. On peut parler actuellement d’une véritable contre-offensive des lobbies pro-prostitution, qui se déroule au niveau législatif avec les attaques de diverses associations pro-prostitution contre la loi de 2016 (avec la QPC en particulier), mais plus encore au niveau culturel, avec une série de livres, BDs, articles, émissions de télé, séries et films présentant une image favorable de la prostitution.