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  • Covid-19 : impréparation et crise de l’État | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/03/30/covid-19-impreparation-et-crise-de-letat


    Par Olivier Borraz et Henri Bergeron

    La situation que nous traversons est à maints égards unique, inédite, extraordinaire, hors norme. Mais est-elle si singulière ? Autrement dit tellement à part qu’elle ne peut être gérée qu’à l’aide de normes et de dispositifs ad hoc, conçus à son seul endroit ? Tout semble en effet indiquer que les instruments et les organisations dont nous disposions pour gérer des crises sont devenus soit inopérants, soit clairement insuffisants.

    Devant une menace dont le gouvernement n’a réellement pris l’ampleur que début mars, le président de la République a d’abord créé un conseil scientifique qui n’était prévu dans aucun texte, puis décidé de mesures de confinement totalement inédites, avant que son gouvernement ne fasse adopter par le Parlement une loi d’urgence sanitaire qui comprend un certain nombre de dispositions d’exception.

    Cette situation soulève de multiples questions. Celles-ci devront non seulement guider nos recherches et nos réflexions une fois la crise terminée, mais également offrir des prises pour l’action publique s’agissant de tirer les leçons de cette situation inédite.

    Science et expertise : un confinement institutionnel
    Confrontés à une crise majeure, qui devrait dépasser tout ce que nous avons pu connaître depuis des décennies tant sur le plan sanitaire qu’en matière de déstabilisation économique et sociale, le président de la République et son gouvernement ont décidé de mettre le sort du pays entre les mains d’un conseil scientifique dont ils affirment suivre à la lettre les recommandations et dont la création a été officialisée ex post par la loi d’urgence sanitaire.

    Cette situation est doublement inédite. D’abord, parce qu’elle fait suite à des décennies d’une action publique qui s’est toujours tenue, à quelques exceptions près (on pense à l’économie, avec des résultats qui interrogent s’agissant notamment de la crise de 2008), à bonne distance de la science. On n’a jamais entendu les ministres du travail, des transports ou de l’écologie justifier leurs décisions ou politiques à partir d’une recommandation d’experts scientifiques.

    Si la situation n’est pas aussi marquée qu’aux États-Unis, pays dans lequel l’exécutif tient à distance la science et les experts, nous avons cependant pris l’habitude d’hommes politiques qui tournent ostensiblement le dos aux connaissances scientifiques, souvent accumulées de longue date, dans des domaines aussi divers que l’éducation, la santé ou les politiques sociales. L’exemple du changement climatique et de l’immigration en sont de tristes illustrations.

    Et voilà que le président et ses ministres, lorsqu’ils prennent la parole sur le Covid-19, mettent en avant la parole scientifique comme unique justification à leurs décisions – y compris pour des décisions qui clairement ne relèvent pas d’un registre médical comme la tenue d’élections. La décision publique serait-elle devenue la simple courroie de transmission d’une parole experte ?

    Comment expliquer que l’on confine la gestion d’une crise totalement inédite dans un conseil scientifique, en faisant peser sur ce dernier le poids de décisions qui ne relèvent clairement pas de sa juridiction ? Comment comprendre cette vision de la science dont on attend, un peu comme l’Oracle de Delphes, qu’elle dise la vérité et délivre des avis entièrement objectifs ?

    Que le président et son premier Ministre aient souhaité s’entourer d’avis d’experts, cela peut se comprendre ; encore auraient-ils pu faire appel aux multiples organisations existantes sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Mais qu’ils justifient leurs décisions sur la seule base de la parole scientifique et, qui plus est, que les ministres ne cessent de se répandre sur les ondes pour expliquer que tout ce qui se fait n’est que la déclinaison en acte de la parole scientifique témoigne, à la fois d’un haut niveau d’immaturité politique, d’une méconnaissance de ce qu’est la science et d’un pur et simple déni de démocratie représentative.

    Depuis quand la science est-elle censée gérer des crises ? Elle doit conseiller, informer, pointer ce que l’on sait et ne sait pas, pour éclairer les décideurs sur la base des travaux de recherche et de l’analyse des données existantes ; mais elle n’a pas vocation à décider. La décision relève de la responsabilité des élus de la Nation. C’est à eux qu’il revient de mettre en balance les avis des experts avec d’autres considérations et de justifier leurs décisions.

    La loi d’urgence sanitaire votée récemment n’a pas permis de lever l’ambiguïté qui entoure ce dispositif inédit. Au contraire, on peut y lire que le « comité de scientifiques » a pour rôle « de se prononcer sur les mesures prises » (art. 3131-26). Cette phrase interpelle car, à ce jour, le conseil n’a eu à se prononcer que sur les mesures à prendre… Bref, cette loi rajoute encore à la confusion qui entoure le rôle de la science dans la gestion de cette crise.

    La situation qui entoure la création de ce conseil scientifique est également inédite car il existe de nombreuses structures d’expertise dans le domaine de la santé sur lesquels les pouvoirs publics auraient pu s’appuyer. À commencer par Santé Publique France, agence qui a repris en 2016 les missions de l’ancien Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS), lui-même créé en 2007. Ou bien encore le Haut Conseil de Santé Publique créé en 2004 qui a parmi ses missions « de fournir aux pouvoirs publics, en liaison avec les agences sanitaires et la Haute Autorité de santé, l’expertise nécessaire à la gestion des risques sanitaires ainsi qu’à la conception et à l’évaluation des politiques et stratégies de prévention et de sécurité sanitaire ».

    La densité d’expertise institutionnelle dans le champ de la santé en France est, par ailleurs, parmi les plus conséquentes en Europe : agences, hauts comités, instituts de recherches, sociétés savantes, académies, ordres professionnels, etc. Ces structures auraient pu s’organiser pour fournir des avis, même si on ne doute pas que le temps pour les mobiliser était compté. Pourtant elles semblent avoir été tenues à l’écart, du moins dans les premiers temps, ou reléguées au second plan.

    Et voici que le 24 mars, on apprend la création d’un Comité analyse recherche et expertise (Care), composé de 12 chercheurs et médecins, et chargé de se prononcer sur les questions relatives aux traitements et aux tests.

    À nouveau la même question : pourquoi ne pas s’appuyer sur des structures comme l’Agence du Médicament, la Haute Autorité de Santé ou Santé Publique France, qui ont développé une expertise unique en la matière ? Pourquoi créer une nouvelle instance dont on ne perçoit d’emblée clairement ni l’articulation avec le conseil scientifique, ni la place dans le dispositif général de gestion de crise ? Et pourquoi ne pas avoir inclus ce Care dans la loi du 23 mars 2020 ?

    Autrement dit, il faudra s’interroger sur les raisons qui ont poussé le président de la République à constituer en dehors de tout cadre réglementaire existant, une et maintenant deux instances ad hoc dont on ne connaît pas les règles de fonctionnement et dont les modalités de recrutement ne correspondent à aucune procédure connue ; des instances, qui plus est, qui ne disposent d’aucun moyen dédié et qui travaillent en dehors de tout ancrage institutionnel.

    Qu’est-ce que cela nous dit de la confiance qu’il place dans les institutions existantes ? Et si cette confiance est fortement érodée, alors comment expliquer que ces institutions ne soient pas en mesure de faire face à une situation pour laquelle elles ont été créées ? Faudra-t-il les supprimer à l’issue de cette crise ?

    Une impréparation organisée
    La France, à l’instar de nombreux autres pays développés, s’est dotée depuis plusieurs décennies d’une doctrine et d’une organisation de la gestion de crise, instruites à la fois par l’expérience de crises survenues dans différents domaines (tempêtes, terrorisme, épidémies, accidents industriels, etc.) et de normes internationales. Elle dispose ainsi d’un arsenal législatif et réglementaire complet, d’institutions spécialisées et de plans d’action ; et elle organise régulièrement des exercices de simulation à l’échelle nationale et locale.

    Il aura pourtant fallu cinq jours après les premières déclarations du président de la République (12 mars) pour que la Cellule Interministérielle de Crise, clef de voûte du dispositif de crise, soit activée (mardi 17 mars). Entre temps, c’est une task force interministérielle basée au ministère de la Santé qui assure la gestion interministérielle du dossier ; task force dont la constitution ne repose à notre connaissance sur aucune base réglementaire. Là aussi, comment expliquer que ne soient pas mobilisées d’emblée des organisations qui ont été pensées et entraînées pour la gestion de crise ?

    Cette situation est d’autant plus surprenante qu’elle ne figure pas dans le plan pandémie grippale, dans sa dernière version de 2011. Si les premières versions de ce plan en 2004 prévoyaient une gestion interministérielle d’abord basée au ministère de la Santé, puis lorsque la crise atteindrait le stade pandémique son transfert au ministère de l’Intérieur, lors d’exercices de simulation un tel transfert en cours de crise a été jugé impraticable.

    Il a donc été décidé que la gestion interministérielle de la crise serait d’emblée positionnée au ministère de l’Intérieur. Or, dans le cas du Covid-19, la gestion de la crise a d’abord été confiée à la Santé, ce qui a contribué notamment à maintenir un cadrage sanitaire, voire médical jusqu’au 17 mars, alors qu’il s’agissait déjà, dès le 12 mars, d’une crise économique, sociale et politique inédite.

    La lecture de ce plan est également révélatrice sur deux autres points. Il prévoit la constitution de stocks de masques, dont on constate aujourd’hui une pénurie grave. Il conviendra donc de s’interroger sur les raisons qui ont poussé les différentes administrations à ne pas renouveler les stocks constitués après la crise de H1N1. Le plan ne mentionne à aucun moment l’option du confinement, laquelle est pourtant devenue la modalité privilégiée de gestion de cette crise.

    On remarquera au passage que cette option n’est prévue dans aucun dispositif autre que pour les situations qui nécessitent de protéger les populations contre une menace externe. D’où les nombreuses questions que l’on voit émerger aujourd’hui autour de sa mise en œuvre et plus encore de ses effets à court, moyen et long terme ; questions auxquelles il n’existe aucune réponse à ce jour.

    On nous répondra que la situation est inédite. Pourtant, depuis plusieurs décennies les experts en santé populationnelle nous mettent en garde contre la survenue d’une pandémie comparable à celle de 1918. Après plusieurs alertes (SARS, H1N1, H5N1, …), la France s’est dotée de plans dédiés et a incité tous les opérateurs économiques à établir des plans de continuité d’activité. Malgré cela, notre pays semble désemparé.

    Cette situation vient confirmer ce que nos recherches ont montré, à savoir que la préparation à la gestion de crise a surtout été conçue pour des crises de faible ampleur. Tant les plans que les exercices organisés régulièrement tendent à prolonger dans une situation que l’on présente comme extraordinaire le fonctionnement normal des organisations. Loin de préparer ces organisations et leurs membres à faire face à des situations radicalement inédites, il s’agit d’abord de les rassurer sur leurs capacités à poursuivre leurs activités dans un environnement dégradé, à préserver les règles et procédures existantes, à maintenir un fonctionnement routinier.

    Une telle approche peut se comprendre, dès lors qu’on ne saurait accepter que les administrations publiques s’effondrent à la première situation un tant soit peu exceptionnelle. Mais elle demeure hautement discutable lorsqu’on présente ces dispositifs comme devant nous préparer à gérer des situations inédites.

    De fait, la situation actuelle appelle à revoir notre définition de ce qui fait crise ; et par voie de conséquence la manière d’y faire face. Ce qui est vrai pour les pandémies l’est pour toutes les autres formes de menaces : terroristes, industrielles, naturelles. Nous vivons dans une fausse impression de préparation. Cette situation vient également confirmer un autre résultat de nos recherches, à savoir que la coopération et la coordination demeurent le maillon faible – le « peu-pensé » – des dispositifs de préparation.

    Sans que cela ne constitue encore une base empirique suffisamment solide pour en tirer des conclusions définitives, de l’ensemble des territoires français remontent des récits de médecins, de fonctionnaires, de policiers, de pompiers, d’organisations régionales, etc. qui ne savent pas comment coopérer, qui parfois s’affrontent dans de vaines luttes juridictionnelles ou qui agissent de manière non coordonnée, voire contradictoire.

    Bien sûr, d’exemplaires solidarités s’inventent aussi. Mais cette crise sans précédent est aussi celle de l’inorganisation : formidable paradoxe d’une société sur-organisée, c’est-à-dire saturée d’organisations de toutes sortes, mais qui rencontre tant de difficultés à organiser ces organisations, c’est-à-dire à organiser leur coopération.

    Quand une crise survient, le réflexe politique est celui de la création de nouvelles organisations, qui viennent s’ajouter aux organisations existantes. Il est temps que l’on consacre plus de temps et d’intelligence à l’institution de mécanismes qui les coordonnent. Pareil constat peut être également établi au niveau européen, voire international. La coordination demeure le maillon faible de la gestion de cette crise.

    D’où la nécessité de dépasser les explications qui ne manqueront pas de surgir sur le caractère unique, inédit, extraordinaire, hors norme de la situation ; que ce soit maintenant dans le discours des autorités, ou par la suite lorsqu’il s’agira de tirer des leçons de cette crise. Oui elle est exceptionnelle, mais elle n’est pas singulière. Elle présente des traits que l’on retrouve dans d’autres situations exceptionnelles et qui ne manqueront pas de se reproduire à l’avenir également.

    Insister sur la singularité, c’est se refuser à tirer des leçons. C’est se dire, comme on l’entend souvent dans certains milieux pour des risques industriels ou d’origine naturelle, que de toute manière la vraie crise débordera nos capacités et qu’il est donc illusoire de vouloir s’y préparer. Pourtant, les questions de confinement comme celle des évacuations, peuvent être pensées. Il en est de même pour tout ce qui touche à l’alerte. Enfin, les questions relatives aux infrastructures critiques, fonctions vitales et métiers essentiels se poseront toujours.

    L’État en crise
    Dans cette crise, l’on retrouve un réflexe habituel de l’État français, à savoir s’arroger la responsabilité d’assurer seul la protection de la population. Ce réflexe se traduit de deux manières. Tout d’abord, on observe, comme cela avait déjà été le cas lors de crises majeures récentes, on pense notamment aux attentats de 2015, une centralisation de la décision autour du président de la République qui n’est prévue dans aucun texte relatif à la gestion de crise.

    On observe également, et là aussi de manière tout à fait comparable à ce qui s’était passé en 2015, une reprise en main depuis plusieurs jours de la gestion de crise par le ministère de l’Intérieur, lequel tend à apposer sur une crise majeure des instruments de sécurité publique. Sans surprise, au niveau central comme au niveau local, ce sont les préfets qui sont en première ligne (ou qui tentent de l’être), avec pour mission principale de faire respecter les mesures de confinement et de maintenir l’ordre public.

    Dans cette approche stato-centrée, et hyper-centralisée, de la crise, les collectivités locales comme les corps intermédiaires semblent ne tenir qu’un rôle secondaire, au mieux instrumental ; c’est-à-dire celui d’une simple courroie de transmission, servile, à qui l’agilité – mot insupportable que l’on nous sert pourtant à toutes les sauces – est, si ce n’est refusée, du moins déconseillée. Dans les faits, ces organisations tendent à s’affranchir des contraintes que voudraient leur imposer les services de l’État ; elles prennent leurs responsabilités, parfois au risque de se mettre dans l’illégalité ; mais leurs actions ne sont pas coordonnées avec les services de l’État.

    Plus inquiétante encore, la position qu’occupent les populations dans les décisions prises : passives, elles sont grondées pour leur manque de respect des consignes, mais jamais considérées comme des participants actifs dans la gestion de la crise. À peine les premières mesures annoncées le 12 mars par le président de la République que déjà, deux jours après, le premier Ministre reproche aux Français leur immaturité pour justifier des mesures plus sévères.

    Dans les jours qui vont suivre, on assiste à un durcissement, toujours justifié au nom de comportements de non-respect des consignes – sans que ceux-ci ne soient comptabilisés, évalués, compris (autrement qu’en termes d’infractions verbalisées). Pourtant, en moins d’une semaine c’est bien l’immense majorité de la population qui vit confinée, situation totalement inédite en France.

    Qu’est-ce que cela nous dit de nos institutions ? Aurions-nous tellement vécu depuis des siècles avec l’idée que l’État sera toujours là pour nous protéger, principe d’une protection régalienne qu’une jurisprudence répétée n’a cessé de conforter, que nous nous sommes résignés, citoyens et corps intermédiaires, à rester ses dociles enfants ? Aurions-nous tellement vécu avec l’idée que l’État sera toujours là pour nous protéger que nous acceptons aujourd’hui une situation totalement extraordinaire sans nous interroger ?

    Ce que démontre la crise actuelle, comme des crises précédentes, y compris de plus faible ampleur (on pense par exemple à l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen), c’est la nécessité de dépasser une conception stato-centrée de la gestion de crise. L’État dispose de moyens et de ressources indispensables en période de crise. Son organisation lui procure des capacités d’intervention uniques. Mais cela ne suffit pas. Les initiatives qui émergent localement, et qu’il conviendra ensuite de recenser et d’analyser, démontrent l’existence de capacités nombreuses dans la société française sur lesquelles il faudra s’appuyer à l’avenir.

    Cette crise démontre surtout l’importance de prendre le temps de tirer les leçons de la crise. Déjà l’Agence nationale de la recherche publie un appel flash qui demande des résultats dans 18 mois. Il faudra bien plus de temps pour comprendre ce qui s’est passé durant cette pandémie, et notamment la manière dont elle a été gérée.

    Si le Président de la République reste convaincu que les situations comme celle que nous traversons requiert une recherche scientifique de haut niveau, alors qu’il confie à celle-ci le soin de tirer les leçons de la pandémie de Covid-19 – en complément des inévitables commissions d’enquête parlementaires et rapports d’inspection générale qui préfèreront quant à eux insister sur la singularité de la crise pour justifier les manquements ou bien chercher des responsabilités individuelles dans ce qui est une faillite systémique. Cette crise nous offre une occasion inespérée de tirer des leçons qui pourront servir dans les crises à venir et partant de rétablir la confiance dans nos institutions.
    #covid19 #France #Etat #Faillite