• Conjurer la peur, de Patrick Boucheron : peindre la peur en Italie
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    Or la peur se propage comme la peste. Les Siennois de la fin des années 1330 ne le savaient pas encore – dix ans plus tard, plus aucun Européen ne l’oubliera. Dans une certaine mesure, leur connaissance de la peur était purement politique ; elle avait même ceci d’unique qu’elle était d’une autre origine et d’une autre essence que divine, et qu’il n’était donc plus besoin, pour la juguler, d’invoquer Dieu ; mais ils ignoraient la peur biologique, et sa capacité à dévaster le commun plus sûrement que la haine. Ils ne pouvaient savoir que cette peur-là allait contaminer la peur politique pour longtemps, et transformer les institutions destinées à la conjurer dans le sens qu’eux-mêmes craignaient : celui d’une seigneurie ayant tout pouvoir sur les corps, ceux des pestiférés comme ceux des bien portants.

    Afin de saisir la portée d’un tel tournant, il faut se souvenir du premier texte historique décrivant les effets d’une épidémie de peste en Europe, celle qui s’abattit sur Athènes en 429 avant J.-C. : le récit de Thucydide décrivant une situation qu’il dit indescriptible parce que « nul n’était retenu ni par la crainte des dieux ni par les lois humaines ». Deux mille ans plus tard, en 1629, Thomas Hobbes traduisit en anglais La guerre du Péloponnèse, dont le livre II commence par ce passage. Mais Hobbes rendit le mot « crainte » (apeirgein en grec, proche de « réfréner ») par le mot « awe ». Cette peur d’un genre particulier, désignant « à la fois ce qui est terrible (awful) et ce qui inspire le respect (awesome) », Hobbes l’installe en 1651 au centre de la doctrine de l’État qu’il développe dans le Léviathan. Son célèbre frontispice expose au lecteur, non plus des lieux du commun, mais un espace soumis à un corps unique, surdimensionné, tenant par la peur l’ensemble des corps qui le composent.