• Renaud Piarroux : « L’expérience des épidémies s’est perdue en France »
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    L’infectiologue et chef du service de parasitologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière prône un suivi étroit des cas sur le terrain, parallèlement au confinement, afin d’éviter une deuxième vague de contamination.

    Professeur à la faculté de médecine de Sorbonne Université, chercheur et chef du service de parasitologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Renaud Piarroux avait révélé que le camp des casques bleus népalais déployés en Haïti après le séisme de 2010 était bien la source de l’épidémie de choléra qui avait ravagé l’île moins d’un an après, faisant 10 000 morts. Il avait aussi proposé une approche de la lutte communautaire par des équipes d’intervention rapide, ce qui a permis d’éliminer ce fléau. Face à l’épidémie de Covid-19 en France, cet épidémiologiste de terrain plaide pour une approche ciblée sur les cas et l’application de mesures de suivi étroit des contacts.

    Nous entamons la quatrième semaine de confinement. Que nous a-t-il apporté jusqu’à présent ?

    Ces trois premières semaines de confinement ont atténué la vague épidémique et nous ont évité de subir une déferlante qui aurait pu nous noyer en submergeant les capacités de notre système de soins. La France connaît une épidémie dont la trajectoire est comparable à celle qu’a subie l’Italie une semaine à dix jours avant nous. Au début, elle était assez limitée. Le 17 mars, jour de l’instauration du confinement, nous en étions à 7 700 cas et 175 décès, soit beaucoup moins que les 10 000 morts, et même au-delà, actuels.
    Un confinement met toujours du temps à produire ses effets. Le week-end qui a précédé sa mise en place, il faisait beau, les gens étaient dehors, ils étaient incités à aller voter pour le premier tour des élections municipales… Beaucoup de contaminations ont eu lieu à cette période. Le temps que l’infection incube, que les gens tombent malades, soient hospitalisés, nous avons retrouvé une forte hausse du nombre de cas dans les quinze jours ayant suivi l’instauration du confinement, comme cela s’est passé en Italie.

    Comment la situation a-t-elle évolué depuis ?

    Elle se calme un peu depuis une semaine. Il existe une tendance à la baisse du nombre de nouveaux cas mais celle-ci est lente, en plateau. Le confinement a permis d’infléchir la courbe de l’épidémie. Cependant, les services de réanimation sont pleins, souvent dans l’incapacité d’accepter de nouveaux malades, travaillant presque à flux tendu. Pour gérer cet afflux exceptionnel, il a fallu une énorme mobilisation de tous. Il y a trois semaines, nous parlions de 400 patients qu’il faudrait accueillir en réanimation à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

    Nous avons actuellement 2 500 patients en réanimation en région parisienne, à l’AP-HP, dans les hôpitaux périphériques, les cliniques… Mais nous n’avons pas été débordés comme cela a été le cas en Lombardie, à Madrid, à Londres ou à New York. Le confinement a permis d’obtenir un équilibre précaire entre les capacités du système de soins et l’arrivée de nouveaux patients. Cet équilibre a également été rendu possible par un énorme effort de transferts de patients vers des hôpitaux d’autres régions moins touchées : plus de 160 malades à ce jour transférés depuis la région parisienne.

    Le premier ministre a évoqué une sortie du confinement alors que le président du conseil scientifique insiste sur son indispensable prolongement…

    Cette première vague a déjà fait plus de 10 000 morts et il y aura encore beaucoup de décès parmi les malades hospitalisés, de l’ordre de 35 % d’entre eux. A quoi s’ajoutent les patients qui meurent dans les Ehpad, à leur domicile… Quand on considère l’épidémie et les résultats préliminaires des tests sérologiques [qui permettent de savoir si une personne a été infectée], nous constatons que le confinement a empêché beaucoup de cas, mais que, dans leur grande majorité, les Français n’ont pas rencontré le virus. Si l’on relâche trop vite le confinement, chaque personne infectée en contaminera plus d’une, ce qui nous confrontera à une épidémie encore plus forte qu’actuellement. Sans confinement et sans mesures additionnelles, l’épidémie repartira, avec un nombre de nouveaux cas qui peut doubler tous les trois jours. En dix jours, il pourrait être multiplié par dix !
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    Bien sûr, le confinement est très difficile à supporter, sans parler de la catastrophe économique qu’il provoque. Certains pays, comme l’Autriche, qui a un niveau de transmission inférieur au nôtre, envisagent de lâcher du lest à la mi-avril. La France ne peut pas se le permettre. Nous avons échappé de très peu à ce qu’ont connu ou connaissent la Lombardie ou New York, avec un hôpital de campagne géant dans Central Park. Pourtant, il n’est pas possible de continuer indéfiniment le confinement tout en ayant des hôpitaux surchargés et qui doivent aussi pouvoir accueillir des personnes atteintes d’autres maladies graves.

    Concrètement, quelle stratégie faudrait-il mettre en œuvre ?

    La France n’a pas adopté la stratégie de certains pays qui ont déployé des équipes pour identifier les cas, rechercher les porteurs du coronavirus dans leur entourage, isoler tous les porteurs parallèlement au confinement. Cette méthode implique de nombreux tests, des enquêtes épidémiologiques et l’isolement de toutes les personnes qui pourraient être porteuses du virus.
    Aujourd’hui, quand un malade vient aux urgences à l’hôpital et qu’il ne remplit pas les critères d’une hospitalisation, il repart avec une fiche donnant quelques consignes, une invitation à s’inscrire sur Covidom [application gratuite de suivi à domicile], mais on ne lui donne pas de masques, ni de solution hydroalcoolique. Ainsi, il est susceptible de contaminer d’autres personnes sur son trajet ou à son domicile. S’il n’est pas isolé, on a des chaînes de transmission, comme en témoigne la survenue de nouveaux cas trois semaines après l’entrée en vigueur du confinement. Il faut identifier et isoler les malades et les porteurs.
    Pourquoi cette méthode n’est-elle pas systématiquement appliquée ?
    L’expérience des épidémies et de leur gestion sur le terrain s’est perdue en France, si l’on excepte le monde humanitaire, mais MSF n’est pas dans le tour de table des cellules de crise. Du coup, des réflexes manquent, comme celui d’aller voir au plus près du terrain où sont les cas, d’établir une courbe épidémique sur des endroits précis, même si cela implique un énorme travail.

    Il est nécessaire d’avoir des équipes mobiles qui viennent voir les familles où il y a des cas pour les informer, les aider à se protéger pour éviter la transmission, les tester et isoler les porteurs du coronavirus.
    Bien sûr, outre les problèmes de disponibilité des tests, cela pose celui de l’acceptabilité de l’isolement, soit au domicile, soit dans un hôtel ou un autre lieu. Mais, si cette méthode n’est pas appliquée, nous resterons trop longtemps avec trop de cas. Nous devons recréer ce savoir-faire, comme nous avons su créer des places en réanimation. Cela doit se faire pendant le confinement en renforçant la surveillance là où existent des clusters. D’où l’importance de la cartographie des cas.

    Qu’apporte cette approche cartographique ?

    Elle permet de guider les interventions. On constate par exemple de nombreux cas dans les 18e et 19e arrondissements de Paris, là où se forment beaucoup d’attroupements. Aujourd’hui, il n’est pas possible de fournir deux masques par jour à toute la population, mais plus nous diminuerons le nombre de cas, plus nous aurons de possibilités d’interventions ciblant les zones encore atteintes. En intervenant, nous pouvons chercher des solutions avec la population. L’expérience des épidémies montre que, lorsque l’on prend le soin de venir au contact des populations, il y a des gens qui se révèlent des aides et des relais précieux.

    Le traçage par l’utilisation des données de téléphonie mobile contribuerait-il à la démarche que vous proposez ?

    Le traçage permet de localiser les cas de manière anonyme. Les données personnelles – adresse, numéro de téléphone… – dont disposent par exemple les centres 15 à partir des appels ne peuvent pas être utilisées, du moins pour l’instant. Alors, de grandes entreprises ont proposé des solutions numériques totalement anonymisées. Mais cela transforme les cas en points et je ne sais pas faire porter un masque à un point, ni l’aider à protéger ses proches.